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02.10.2024 par Esther Banz

«Apprendre en toute autonomie est une compétence essentielle»

Les enfants d’aujourd’hui accompliront le travail de demain. Pendant leur formation, le monde se transforme sans cesse, de façon rapide et radicale. De quelles connaissances auront ­besoin demain les enfants et ados? Et comment les acquérir? Les réponses d’un économiste.

Article du thème TRAVAIL. TRAVAIL ?
Illustrations: Claudine Etter

moneta: Christian Müller, pour évoquer une scolarité adaptée au futur, il aurait semblé logique de parler avec une personne qui travaille dans l’enseignement ou la pédagogie. Or, c’est vous que j’ai tenu à rencontrer, ce qui a déconcerté mes collègues de la rédaction. 
Christian Müller Je comprends leur scepticisme, car cela peut paraître sans rapport à première vue. Pourtant, c’est précisément en qualité d’économiste que je m’intéresse aux priorités à définir pour toute la société, afin de transmettre aux générations futures un monde où il fait bon vivre. L’éducation – forge culturelle de notre société – joue un rôle central. Notre façon d’aborder nos problèmes, les récits qui nous unissent, les méthodes d’organisation de notre vie commune sont autant de sujets décisifs pour le fonctionnement à venir de notre économie.

Nous nous trouvons dans un ancien bâtiment industriel, tout près de la Prime Tower de Zurich. Intrinsic, votre société y loue des locaux. Qu’y faites-vous exactement? 
Dans ce monde, de grands problèmes exigent des solutions. Pour y contribuer, nous privilégions l’effet de levier de l’éducation. Nous partons du principe que nous, humains, ne pourrons pas résoudre ces problèmes avec les modes de pensée qui les ont engendrés, comme l’affirmait Einstein. Il faut une autre attitude, d’autres approches, d’autres méthodes. Nous avons besoin d’une nouvelle culture, adaptée à notre époque et qui permette de trouver des solutions. Ce qui nous amène à l’éducation et à l’école, institutions culturelles par excellence dans notre pays.
 
Comment voyez-vous l’avenir? 
Une nouvelle culture d’apprentissage doit préparer les gens aux défis du 21e siècle. Nous fondons cette approche sur la science. On sait désormais à quoi se rattacher pour appliquer judicieusement, dans des situations inédites, ce que l’on a appris. On connaît aussi les conditions d’un apprentissage réussi sous l’angle de la psychologie du développement. En d’autres termes, on a maintenant une assez bonne connaissance de ce qui est nécessaire au succès de l’ins­truction. Cela est très lié aux mathétiques, avec les sciences de l’apprentissage. Elles nous permettent de comprendre les processus formatifs chez l’individu. Les mathétiques sont un concept et un enseignement vieux de plusieurs siècles, tombées dans l’oubli. Nous voudrions les remettre au goût du jour.

Vous faites de l’archéologie pour préparer les gens à l’avenir!? 
Les connaissances en matière d’apprentissage durable sont très anciennes. Et la science tend à confirmer ce que l’on percevait depuis longtemps. L’apprentissage est la ressource de notre époque. Apprendre en toute autonomie et acquérir des connaissances font partie des compétences essentielles pour l’avenir. Tout comme tisser un réseau ou trouver des ressources, s’en servir et les remettre en question en permanence. La nouvelle culture générale se compose principalement de compétences qui permettent de s’adapter à des circonstances en évolution rapide.

Donc, dans le monde du travail de demain, les gens devront avant tout avoir la capacité de s’adapter très vite? 
Exactement. Il faudra s’adapter aux évolutions technologiques comme aux constellations de travail. Nous partons également du principe que des domaines professionnels entiers vont radicalement changer. Des métiers apparaîtront, encore inimaginables aujourd’hui. Impossible de savoir ce qui sera pertinent dans vingt ans, si ce n’est que nous devrons être capables de nous adapter rapidement et d’apprendre de manière autonome.

Ces objectifs d’apprentissage ne figurent-ils pas déjà dans le Plan d’études 21? 
Si, heureusement. Mais ce plan est considéré comme «trop bien intentionné»: il est si vaste que son application pose problème.
 
Vous avez été l’un des initiateurs de la votation sur un revenu de base inconditionnel. Qu’est-ce qui vous a fait bifurquer vers l’apprentissage intrinsèque? 
Bien que nous ayons perdu dans les urnes en 2016, l’évolution du monde du travail aboutira certainement à un dé­couplage – au moins partiel – entre revenu et travail. Le chantage exercé par le marché du travail sera donc moins oppressant. Voilà, selon moi, l’essence même de l’idée du revenu de base. Un jour, ce dernier résultera pour ainsi dire d’une réforme fiscale, ce qui me semble en tout cas aussi important. Nous taxons aujourd’hui principalement le travail, et cela n’a aucun sens. La taxation de la consommation devrait représenter l’avenir de la logique fiscale.

Entre parenthèses, pourquoi un impôt sur la consommation? 
Pour faire court, disons qu’il ne faudrait plus taxer celles et ceux qui donnent, mais celles et ceux qui consomment, ne serait-ce qu’en raison de l’urgence écologique. Plutôt que le travail, on devrait donc taxer la consommation, autrement dit les émissions de CO2 et l’utilisation de ressources. Les personnes qui polluent ou qui consomment le plus doivent contribuer davantage au bien commun, via l’imposition. Une franchise devrait toutefois continuer à s’appliquer, comme actuellement pour l’impôt sur le revenu des personnes à bas salaire. Dans la logique de l’impôt sur la consommation, cette franchise serait désormais versée sous la forme d’un revenu de base inconditionnel.
 
Quel est le rapport avec l’éducation? 
En taxant la consommation plutôt que le travail, nous incitons chaque individu à assumer davantage de responsabilité sociale. La boucle est bouclée sur deux questions qui me paraissent centrales: comment y parvenir en tant que société? Et de quoi les gens ont-ils besoin dans un monde du travail qui va bientôt changer si radicalement?

Que pouvez-vous nous en dire? 
Les gens ont besoin de compétences décisionnelles, de responsabilité personnelle et de marge de manœuvre. Quand on n’est pas soumis au chantage, on subit en outre nettement moins la logique industrielle. Décider soi-même peut être aussi bien une belle libération qu’une liberté vertigineuse. Nous avons grandi dans une culture de hiérarchies, de structures linéaires et déterministes. Si celles-ci disparaissent en partie, nous devons apprendre à manier la liberté. Voilà ce qui nous amène à l’éducation et à l’école.

Concrètement, comment l’école doit-elle préparer les enfants aux perspectives et au travail de demain? 
En leur donnant confiance en elles et eux-mêmes, en leurs compétences, leurs capacités, leurs talents, leurs déclencheurs ainsi que dans le potentiel qui relève de leur personnalité. L’enseignement actuel a tendance à optimaliser la moyenne et à produire des forces de travail bien dociles. Certes, de nombreuses écoles proposent un enseignement de plus en plus individualisé, mais demain, le marché du travail aura besoin d’actrices et d’acteurs exceptionnel·le·s, littéralement hors normes. Dans la logique de la nouvelle éducation, la question est donc: comment utiliser l’indi­vidualité et le génie de chacune et chacun – également dans une perspective économique – pour que règne la prospé­rité? Si possible, bien sûr, non pas de façon exclusive, mais holistique et globale. Tel serait l’objectif.

Que deviennent les personnes qui ne peuvent ou ne veulent pas exceller dans un tel système scolaire? Et comment évaluer la médiocrité dans ce contexte? 
Un tel système scolaire reconnaît que tout le monde ne doit pas forcément être un-e génie, mais que la véritable valeur réside dans la diversité et l’interaction des capacités de chacun-e. Une société inclusive a besoin de personnes aux atouts différents. Cela est particulièrement important dans le sens d’une politique démocratique. Le système scolaire devrait viser à encourager judicieusement la diversité des talents. Il s’agit moins de célébrer la performance individuelle que la croissance collective, l’intelligence issue de la colla­boration et du soutien mutuel. Dans ce monde-là, on trouve de la place pour toutes et tous, et chaque contribution est précieuse pour progresser ensemble.

Votre vision pourrait-elle être détournée à des fins contraires à l’intérêt général ? 
Absolument. Si elle était orientée vers une perspective antidémocratique, non solidaire ou dans une logique d’auto-optimalisation, ce serait fort désagréable. 

Peut-on en contrôler le cap ?
Provoquer des changements fondamentaux ne va pas sans risques. Prenons l’exemple de l’introduction du droit de vote des femmes : selon certains hommes, les choses auraient pu mal tourner sans qu’on puisse revenir en arrière. En ce qui concerne l’école, tout devrait bien se passer. Notre système est totalement décentralisé et ancré dans la démocratie, alors je suis serein. Par contre, des changements positifs se produiront assurément dans la société lorsque chacune et chacun assumera davantage de responsabilités.

Vous avez évoqué la responsabilité individuelle, terme cher à la droite. 
Tant qu’on le considère d’un point de vue solidaire et démocratique, je ne pense pas que l’élément libéral de la responsabilité individuelle et de la liberté soit mauvais en soi. Développer la conscience revient à développer la personnalité, ce que je vois comme une part importante de l’éducation scolaire libérale et responsable. Mais ainsi que nous l’avons dit, tout cela est déjà prévu dans le Plan d’études 21.

Dans un monde du travail libéré des contraintes, restera-t-il quelqu’un pour accomplir toutes les tâches systémiques importantes ?
Oui, dans un monde du travail affranchi des contraintes et doté d’un revenu de base inconditionnel, on pourrait accomplir ces tâches — et peut-être même mieux. Le revenu de base permettrait aux gens de choisir des métiers qui leur tiennent vraiment à cœur, y compris ceux qui sont perçus aujourd’hui comme peu attrayants. Sans la pression existentielle, ces professions pourraient devenir plus séduisantes : les conditions de travail y seraient meilleures et elles seraient davantage valorisées. Tout ceci pourrait aboutir, dans ces domaines essentiels, à une amélioration de la qualité et de la performance.

Quel impact une révolution intrinsèque de l’éducation aurait-elle sur la prospérité ?
Pour commencer, rappelons que notre société repose sur les acquis des générations précédentes. Ensuite, reconnaissons qu’à l’époque de nos grands-parents et en partie à celle de nos parents, l’accroissement de la prospérité s’accompagnait d’une plus grande satisfaction. Or, ce lien s'est distendu sans cesse depuis les années 1970. Pourtant, nous continuons à vivre dans l’illusion que tout ira toujours mieux si la prospérité matérielle croît. Nous connaissons de mieux en mieux les conséquences de cette croissance : non seulement elle n’augmente pas notre bonheur, mais elle ne résout pas non plus nos problèmes. Et nous devons prendre conscience du fait que l’écart se creuse chaque jour davantage. Ce fossé justifie aussi, et largement, d’entreprendre les réformes fondamentales nécessaires : démocratique, économique et – justement – pédagogique.

Et pourquoi la réforme pédagogique mise-t-elle sur l’autonomisation ?
Parce que cette étape d’émancipation est de toute façon indispensable. Il est urgent de résoudre ces problèmes, on doit agir vite. Des démocraties comme la nôtre peuvent faire bien mieux qu’actuellement. La Suisse, en particulier, est une société de conservation des acquis. Nous croyons en outre en la perméabilité de notre système éducatif. En théorie, un mécanicien automobile devrait pouvoir devenir professeur d’université. Mais dans la pratique, cela n’arrive jamais. Les études Pisa et d’autres montrent aussi que nous pouvons nous améliorer. Le potentiel d’épanouissement est une question de système.

Voulez-vous dire que les personnes en mesure de s’épanouir seraient en principe disposées à en faire plus ?
Absolument ! Je suis totalement orienté vers la recherche de la performance. D’ailleurs, puis-je me permettre une digression sur ce sujet ainsi que sur celui de la responsabilité ?

Faites donc !
En tant que société occidentale, tout particulièrement sous le couvert de sa neutralité et de son secret bancaire, la Suisse a beaucoup pris aux autres, au cours des siècles derniers. Notre éthique du travail ne nous a pas suffi à atteindre la prospérité que nous connaissons. Nous nous sommes aussi servi·es chez les autres et nous continuons à le faire. Je pense donc que notre mission consiste désormais à combler un déficit de société global. Il faut indéniablement rattraper le retard et apporter des améliorations. Qui doit initier les prochaines grandes contributions, si ce n’est notre société occidentale prospère ? Voilà pourquoi je voudrais vraiment imposer à cette société un haut niveau de performance, dans une pure logique de justice. Mais nous devons également nous concentrer sur notre fonctionnement et agir pour cesser de prendre toujours plus ! Nous demeurons celles ceux qui rejettent le plus de CO2, après nous être servi·es sans retenue et à tous les niveaux pendant des siècles. C’est le moment de se bouger !

Et à l’échelon individuel ?
Là aussi, à mon avis, la performance est une bonne chose. Nous devrions la célébrer. La gauche politique a souvent, par réflexe, une attitude défensive vis-à-vis des exigences dans ce domaine, qu’elle trouve suspectes. Je ne suis pas d’accord. Je ne porte pas non plus un tel regard sur la liberté et la responsabilité individuelle. Chaque personne a tout à gagner si elle dispose d’un contexte digne et démocratique pour que ces traits se développent. En cessant d’associer la performance à une obligation et à de l’exploitation, à l'accaparement de la plus-value ou du profit, on l’inscrit dans une logique éclairée. En tout cas, je n’y vois aucun problème tant que je peux participer aux décisions, être efficace dans la dignité et être autonome. J’aimerais évidemment que ce concept soit perçu dans un sens très large, et pas seulement en lien avec le PIB. Pour moi, il signifie aussi quelque chose, par exemple la manière dont une personne exerce sa capacité relationnelle.

Quel rôle auront les compétences relationnelles dans le monde (professionnel) de demain ?
Un rôle essentiel ! Notre avenir se jouera sur notre capacité de nouer des relations et collaborations meilleures qu’aujourd’hui. Actuellement, nous sommes souvent insensibles, esclaves d’une logique de concurrence. Alors nous devrions donner une nouvelle connotation à la performance, plus orientée vers la collectivité. Cela se joue aussi sur le plan spirituel.

Ah bon ? Comment donc ?
La capacité à se connecter à quelque chose de plus grand que soi est au cœur de la démocratie, de la société et de la spiritualité. Tel est précisément l’objet d’une nouvelle forme de croissance : la croissance intérieure. Les nouvelles formes de travail visent à regarder vers l’intérieur, vers soi-même et vers la collectivité, plutôt qu’à poursuivre des objectifs extérieurs et matériels. Notre croissance devrait avoir lieu dans le social, dans la construction de relations et de communautés. Voilà de quoi faire progresser notre société.

Les termes « nouvelles formes de travail » et « intention » (purpose) font florès. Pourquoi maintenant ?
Jusqu’à récemment, on les trouvait auparavant surtout dans les livres et les discussions. Dans la réalité, ce tournant est en cours et prend du temps, alors que nous n’en avons plus beaucoup. Allons de l’avant ! Mon entreprise Intrinsic existe uniquement parce que selon nous, le temps presse. Parce que nous voulons contribuer à l’impulsion de grands changements rapides. Nous pensons qu’il y a beaucoup à faire, de toute urgence, et nous aimerions faire partie de la solution.

Dans le monde du travail, on appelle depuis longtemps les personnes des « ressources humaines ». Que vont devenir les travailleuses et travailleurs ?
Espérons qu’elles et ils ressentiront de la satisfaction, en tout cas davantage que les personnes qui accomplissent aujourd’hui la plus grande partie du travail. Elles et ils seront plus centré-e-s sur elles et eux-mêmes, plus autonomes dans leur travail. Avec un meilleur épanouissement, elles et ils auront moins besoin de consommer.

Photo: màd
Christian Müller
Cet économiste de 43 ans a cofondé « Intrinsic Learning Lab ». Cette société anonyme fait partie du cercle encore jeune des entreprises ayant adopté un positionnement purpose, donnant la priorité à leur objectif plutôt qu’à la quête du profit à court terme. L’objectif principal d’Intrinsic est d’inciter à la « transition radicale de la performance, de l’extrinsèque vers l’intrinsèque, dans l’apprentissage et dans la vie en général ». Christian Müller a cofondé en 2009 la coopérative de jardinage Ortoloco. En 2016, il a été à l’origine de l’initiative pour un revenu de base inconditionnel. Après avoir étudié à l’université de Bâle, il est devenu père de trois enfants et vit aujourd’hui, avec sa famille, dans une coopérative d’habitation autogérée à Schaffhouse.

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