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02.10.2024 par Nicole Haas

L’inclusion sur le lieu de travail va au-delà de la technique

Le numérique et l’intelligence artificielle facilitent déjà la communication à de nombreuses personnes avec handicap. On peut s’attendre à de nouvelles avancées révolutionnaires, notamment en ce qui concerne l’accès au marché du travail. Malgré tout cela, la dif­ficulté de concrétiser l’inclusion dans notre pays tient à d’autres raisons.

Article du thème TRAVAIL. TRAVAIL ?
Illustrations: Claudine Etter

Pour Nicole Sourt Sánchez, aller au travail est tout sauf évident. Diplômée en sciences de l’éducation, titulaire d’un master, elle est cheffe de projet pour l’association Sensability et chargée de cours à l’université de Zurich. Et elle est presque aveugle. 
Sensability conseille, entre autres, des entreprises dans l’aménagement de postes de travail inclusifs. Nicole Sourt Sánchez organise des ateliers et passe beaucoup de temps au bureau. Elle se sert d’un lecteur d’écran pour prendre connaissance de ce qui s’y affiche. Le logiciel reconnaît les éléments de texte dans les documents et les lit à haute voix. Elle peut également déchiffrer les informations à l’aide d’une barrette qui transcrit les caractères en braille. Hélas, le dispositif a ses limites: «Il est par exemple incapable de traiter les textes transformés en image», explique-t-elle. «Sans les personnes attentives à l’inclusion, qui m’envoient des documents lisibles, je ne pourrais pas travailler correctement.»
Quand elle enseigne à l’Université de Zurich, une autre barrière surgit. Des écrans tactiles permettent de piloter la technique dans les amphithéâtres, mais les personnes avec un fort handicap visuel ne sont pas en mesure de les utiliser. L’Université de Zurich met donc à la disposition de notre enseignante quelqu’un qui l’assiste pour les aspects techniques.

Beaucoup de types de handicaps, pas moins d’obstacles 
Les obstacles que rencontrent les personnes avec handicap dans la vie professionnelle sont presque aussi variés que les types de limitation physique, psychique et cognitive. Certains écueils sont frappants: ainsi, comment une personne en fauteuil roulant peut-elle entrer dans un bâtiment si son seul accès comporte des marches? S’ajoutent à cela des obstacles moins visibles, dissimulés dans les procédures. Le processus de recrutement est souvent conçu de manière à ce qu’un handicap soit déjà perçu négativement. Par exemple quand la ou le responsable du personnel considère qu’un handicap implique une moins bonne efficacité au travail ou des charges supplémentaires. Ou bien lorsque les moyens auxiliaires et assistances existent, mais que l’assurance-invalidité ne les finance pas, ou seulement de haute lutte. Cela changera-t-il? Que deviendra l’accès au monde du travail? Sera-t-il plus inclusif grâce à l’évolution technique? 
Des chercheuses et chercheurs, notamment celles et ceux de l’Institut Gottlieb Duttweiler (GDI), s’intéressent à ces questions. Dans différentes études sur l’avenir du marché du travail suisse, leur conclusion est la suivante: oui, la numérisation, les nouvelles technologies, ainsi que des modèles de travail plus flexibles (de même que le manque de personnel qualifié) vont faciliter l’accès des personnes avec handicap au monde du travail. Dans une autre étude, Bertolt Meyer, psychologue, spécialisé dans l’organisation du travail, constate que l’innovation technique aura aussi des effets positifs indirects en faisant tomber des préjugés: «La haute technologie incarne la compétence comme nulle autre. Une prothèse de main bionique moderne, un exosquelette ou une prothèse de marche en carbone ne reflètent ni l’incompétence ni le besoin d’assistance, mais la technique, le progrès et de nouvelles capacités.»
Islam Alijaj, nouvel élu PS au Conseil national, en donne la preuve. Ce politicien et entrepreneur souffre d’un handicap physique. À cause d’une infirmité motrice cérébrale, il présente en outre un trouble de la parole, mais dispose de toutes ses facultés cognitives. Après neuf années d’école spécialisée, son parcours scolaire a failli prendre fin au niveau d’apprentissage d’un élève de sixième. Avec une bonne dose de persévérance et de volonté, M. Alijaj s’est frayé un chemin vers l’apprentissage, puis est devenu entrepreneur, activiste et politicien. Sa campagne électorale de l’automne dernier a été remarquée quand, au moyen de l’intelligence artificielle (IA), il a créé une vidéo où l’on voit un avatar parler à sa place. Ce double a l’apparence et la voix d’Islam Alijaj, à une différence près: on le comprend parfaitement.

Reconnaissance vocale, oculométrie... L’avenir sera plus inclusif 
Les logiciels de reconnaissance vocale sont déjà très répandus. Ils peuvent simplifier considérablement la communication orale de personnes qui ont des difficultés d’élocution, mais aucun logiciel n’arrive encore à comprendre la prononciation d’Islam Alijaj et de la restituer. Il recourt donc à une assistance humaine au Parlement, lors des séances et pour les longs travaux d’écriture. Une aide dont le financement a fait l’objet de discussions et critiques. Le principal intéressé a bien sûr son avis sur la question: «Actuellement, il est souvent plus facile de financer un emploi protégé que d’obtenir les mêmes moyens pour une assistance sur le marché du travail.» Mais si l’intelligence artificielle continue à évoluer à grande vitesse, comme on peut s’y attendre, les logiciels de reconnaissance vocale pourront comprendre Islam Alijaj dans un avenir proche. Au moyen de sa parole, même limitée, il pourra alors se servir d’un ordinateur en toute autonomie, rédiger des courriels ou utiliser un synthétiseur vocal qui parlera avec sa propre voix. 
L’oculométrie (ou suivi des yeux, eye tracking) est une autre technologie porteuse d’espoir pour de nombreuses personnes avec handicap physique — notamment des troubles moteurs des membres supérieurs. Cette technique relie les mouvements des yeux à un curseur. Ainsi, une personne qui peut bouger seulement ses yeux devient par exemple en mesure d’écrire des textes. L’oculométrie est intégrée au système d’exploitation Windows 10 de Microsoft. À l’avenir, on devrait pouvoir la trouver en standard dans un grand nombre de logiciels. La liste des applications et outils sur lesquels planchent la recherche et le développement, dans ce domaine, est presque sans fin: la rétine artificielle fait depuis longtemps l’objet de recherches; les exo­squelettes aident les paralysé-e-s médullaires à marcher en toute autonomie. Pourtant, si on s'en sert déjà en médecine de rééducation, on les voit encore peu au quotidien et dans le monde du travail. 
Recourir à une technique d’assistance nécessite toutefois d’apprendre et de s’exercer à l’utiliser. Les écoles ont besoin pour cela de ressources en temps et en compétences, lesquelles sont généralement limitées. En outre, la technique ne suffit pas à rendre le monde du travail plus inclusif ni à adoucir la discrimination que subissent les personnes avec handicap. Islam Alijaj abonde dans ce sens: «Nous devons changer la perception par la société. Il doit être clair que les personnes avec handicap ne sont pas des créatures impuissantes, mais des gens dont le potentiel demande juste à être 
développé.»

En retard malgré vingt ans de loi sur l’égalité des personnes handicapées 
Au bout du compte, la législation peut également faire la différence. L’intégration de l’oculométrie au système d’exploitation Windows conçu aux États-Unis ne doit rien au hasard: les entreprises qui veulent accéder au marché de l’Oncle Sam doivent se conformer à l’«American with Disabilities Act» (littéralement «Loi sur les Américain-e-s avec handicap», ou ADA). Ce texte oblige les entreprises à tenir compte des besoins de ces personnes. Aucune norme comparable ne s’applique aux prestataires privés en Suisse, même vingt ans après l’introduction de la loi sur l’égalité pour les personnes handicapées (LHand). En comparaison avec l’UE aussi, la protection contre la discrimination paraît limitée en Suisse. Parmi les raisons qui ont motivé Islam Alijaj à siéger au Conseil national, on peut citer sa volonté de participer à l’élaboration du cadre juridique de la numérisation et de l’inclusion. 
La LHand doit être révisée prochainement et le Conseil fédéral a déjà publié un projet en ce sens. Il contient un passage obligeant les prestataires privés à rendre leurs produits numériques accessibles aux personnes avec handicap. Dans l’ensemble, ces dernières ainsi que les organisations qui les représentent estiment que le texte manque d’ambition. L’initiative pour l’inclusion suscite davantage d’espoir en ce qui concerne la participation au marché du travail: elle vise à ancrer dans la Constitution l’égalité et le droit à l’assistance.

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