Le sol est un système hypercomplexe. L’enjeu est de le comprendre pour respecter son équilibre.» Raphaël Charles, ingénieur agronome à l’Institut de recherche de l’agriculture biologique (FiBL), sillonne les campagnes romandes. Soutenir le développement d’une agriculture plus respectueuse de la terre est l’une des missions du FiBL. «Nous cherchons les meilleures méthodes pour nous passer des intrants chimiques. Les agricultrices et agriculteurs sont très demandeurs de faits scientifiquement démontrés.» Ce qui tombe bien, puisque le Programme national de recherche 68 «Utilisation durable de la ressource sol» (PNR 68) a livré de nombreuses données, au printemps de cette année. Dans le volet consacré au sol dans la production alimentaire (voir encadré ci-contre), Raphaël Charles, avec sa casquette de chercheur, a dirigé un projet visant à étudier les systèmes de culture qui améliorent la qualité du sol.
Or, ce dernier n’est pas au mieux de sa forme. «A l’heure actuelle, quatre atteintes majeures à la qualité du sol menacent la production agricole: le tassement, la diminution de la teneur en matière organique, l’érosion ainsi que la perte de biodiversité», résume l’ingénieur agronome. Les équipes multidisciplinaires du PNR 68 ont donc croisé leurs compétences pour mettre l’accent sur des solutions durables. Par exemple, les couverts végétaux sont capables de restaurer la fertilité des sols légèrement compactés et constituent un temps de pause pour les parcelles qui ont connu une exploitation intensive. Les légumineuses permettent, quant à elles, de fixer l’azote contenu dans l’air et peuvent remplacer efficacement les engrais. «Lorsque tout le contexte environnemental est pris en compte, on s’éloigne d’une vision du sol comme simple support à fertiliser au maximum», explique Raphaël Charles.
Les organismes du sol participent également activement à la nutrition et à la protection des plantes. Des bactéries, des champignons qui s’associent aux racines ou même des vers parasites qui logent dans le corps d’insectes ravageurs ont été étudiés pour leur rôle d’auxiliaires de fertilisation ou d’agents de contrôle biologique. «Bien que de nombreux processus dans le sol soient connus de longue date, leur valorisation et leur utilisation dans la production agricole restent limitées. Mobiliser des mécanismes naturels nécessite encore et toujours d’approfondir les connaissances pour en faire des outils efficaces dans la pratique.»
Si l’enjeu consiste à viser l’autonomie vis-à-vis des intrants, les agricultrices et agriculteurs doivent pouvoir évaluer la qualité et, par là, la fertilité de leurs sols. Dans cette idée, le FiBL et Pro Conseil ont mis sur pied «Progrès Sol». Cette initiative financée par le canton de Vaud réunit 42 exploitantes et exploitants désireux de participer à des cercles de travail, de partager leurs expériences et d’échanger leurs pratiques. Un bilan de leurs parcelles sera réalisé sur cinq ans. «Ces agricultrices et agriculteurs disposeront à terme d’un assortiment d’outils testés, améliorés et consolidés par elles et eux-mêmes. Très motivés par le sujet et ils sont les meilleurs ambassadeurs pour en parler avec l’ensemble de leurs collègues», se réjouit Raphaël Charles. Deux techniques faciles à mettre en œuvre consistent à observer la dégradation d’un caleçon 100% coton bio ou de sachets de thé enfouis dans le sol, pour étudier l’activité des organismes du sol. «Nous communiquons sur cette technique du caleçon de manière un peu provocatrice. Scientifiquement, cette méthode n’est pas encore normalisée, mais en l’état, il s’agit bien d’éveiller la curiosité et l’intérêt des mondes agricole et civil pour le sol: c’est accessible, ludique et ça marche!», avoue l’ingénieur agronome.
Influencer les décisions politiques
L’agriculture actuelle s’inscrit dans une suite d’évolutions agricoles caractérisées, depuis le XIXe siècle, par la mécanisation lourde et le recours croissant à des intrants. Les politiques successives ont légiféré sur le rôle et les missions de l’agriculture. La présente recherche découle d’une histoire qui a vu le sol prendre une importance grandissante au fur et à mesure qu’il était impacté. Mais Raphaël Charles constate que le paysan est finalement bien seul: «Il subit les décisions politiques, les pressions des géants de la distribution ainsi que l’incidence des choix d’achat des consommatrices et consommateurs.» Ces champs de tension ont été mis en évidence par les chercheuses et chercheurs, qui plaident pour que l’ensemble de la chaîne de valeur – c’est-à-dire tous les acteurs concernés, de la production à la consommation, en passant par l’industrie de transformation, le commerce de détail ou encore la fabrication des produits phytosanitaires – prenne en compte les conséquences de leurs décisions sur la qualité du sol. «Nos propositions aboutissent à la vision d’une agriculture plus fortement basée sur le fonctionnement du sol, adaptée au terroir et à la région. L’idéal serait de développer des méthodes très proches de la nature, qui reposent sur un maximum de savoir», conclut Raphaël Charles.
Eveiller une conscience pour le sol
Avouons qu’on le foule sans trop y penser. De lui, tout naît, mais le sol reste pourtant mal connu dans sa complexité écologique. Il est malmené dans son utilisation, qui doit répondre à des défis sociétaux pressants, tels que nourrir et loger une population en constante augmentation. Le Conseil fédéral a bien compris l’enjeu et alloué 13 millions de francs suisses pour les 25 projets du Programme national de recherche 68 «Utilisation durable de la ressource sol» (PNR 68).
«Nous avons poursuivi trois buts: approfondir la compréhension des systèmes du sol, développer des outils de mesure pour le considérer comme une ressource et définir une stratégie pour favoriser son utilisation durable», résume Emmanuel Frossard, président du comité de direction. Ainsi, les chercheuses et chercheurs ont déployé leurs travaux autour de quatre thèmes centraux*, dont les résultats ont été publiés en avril et mai de cette année sous la forme de cinq synthèses:
- Sol et production alimentaire (voir article ci-contre)
- Sol et environnement, la matière organique du sol, émissions de gaz à effet de serre et pollution physique des sols suisses.
- Un agenda du sol pour l’aménagement du territoire
- Une Plateforme d’information des sols Suisse PIS-CH – informations sur les sols, méthodes et instruments pour une utilisation durable de la ressource sol
- Vers une politique durable des sols
«Les grands processus à l’œuvre dans les sols pour garantir sa santé sont peu connus. Avoir mobilisé autant de scientifiques sur le sol suisse a permis d’accélérer la récolte de connaissances et de structurer la réflexion, pour contribuer au développement d’outils et de stratégies en phase avec les besoins des offices fédéraux», poursuit Emmanuel Frossard.
Quel message principal veut faire entendre le PNR 68? «Nous militons pour que le sol soit considéré dans sa dimension cubique – et non pas seulement au carré – et que soient ainsi reconnues ses fonctions. Nous amenons de nouveaux outils, mais il faut changer certaines manières de faire, en ce qui concerne les décisions politiques et leurs impacts sur le sol. Nous souhaitons la création d’un centre de compétences sol au niveau national et plaidons pour que tous les acteurs se connectent et discutent du sol, aussi bien à l’échelle nationale que cantonale», conclut le président du comité de direction.
*Matière organique du sol, biologie du sol, sol dans des systèmes agricoles, information sur le sol et gouvernance.
Muriel Raemy est anthropologue et journaliste.
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