moneta : Tim Jackson, votre nouveau livre parle de la vie après le capitalisme. Celui-ci vivrait-il ses derniers instants ?
Tim Jackson : Non, il reste très influent. Il structure presque toutes nos institutions économiques et, dans une certaine mesure, notre manière d’envisager la société. Or, dans sa forme actuelle, ce système dysfonctionne à de nombreux égards. En faisant allusion à la vie après le capitalisme dans le sous-titre, je voulais souligner qu’à l’instar de tout système d’organisation sociale, il a une fin. C’est un phénomène historique temporaire que nous dépasserons un jour. J’ai souhaité nous donner la liberté de réfléchir à la façon dont cela pourrait se passer.
Vous affirmez qu’un système économique viable ne serait possible que si nous nous affranchissons du paradigme de la croissance. Pourquoi la croissance a-t-elle autant d’importance sur le plan économique ?
D’abord pour des raisons assez évidentes : quand la population manquait de nourriture et de bons logements, la croissance était primordiale pour atteindre améliorer la qualité de vie. Cela concerne encore les pays les plus pauvres de la planète. Si le revenu annuel par personne passe de presque zéro à vingt mille dollars, la qualité de vie s’améliore grandement. L’espérance de vie double presque, la mortalité infantile et maternelle diminue beaucoup, l’accès à l’éducation progresse. De nombreux autres indicateurs de santé et de bien-être s’améliorent aussi significativement. Toutefois, lorsque la croissance d’une économie dépasse ce point, les effets négatifs sur l’environnement vont crescendo, tandis que les impacts positifs sur les personnes s’amoindrissent. Par exemple, l’espérance de vie et la satisfaction existentielle finissent quasiment par stagner.
Pourquoi les économies nationales visent-elles malgré tout la croissance ?
En partie pour des motifs culturels : nous croyons en la croissance, laquelle s’apparente désormais à une religion, à un mantra pour la réussite sociale. Et notre économie a été construite sur des hypothèses de croissance, ce qui fait que nous en dépendons en tant que sociétés humaines.
Comment est survenue cette dépendance ?
Par l’entremise de deux forces intrinsèques du capitalisme de consommation. D’une part, les entreprises sont engagées dans un processus d’innovation impitoyable, que Joseph Schumpeter a appelée « destruction créatrice ». Ce processus les amène à lancer sans arrêt de nouveaux produits toujours moins chers et à participer à une compétition infinie pour le profit. D’autre part, nous aimons la nouveauté, car elle exprime une importance sociale, un statut, une puissance et un sentiment de progrès.
Ensemble, ces facteurs composent un cocktail redoutable qui nous empêche d’envisager sérieusement une société non axée sur la croissance. En écrivant « Prospérité sans croissance » et mon livre sur la vie après le capitalisme, j’ai voulu nous inviter à nous libérer de cette dépendance et à repenser les fondements de l’économie.
Que serait la prospérité dans une société sans croissance économique ?
Au début de notre travail de recherche sur la société post-croissance, nous avons demandé à de nombreuses personnes ce que la prospérité signifiait pour elles. Les premières réponses ont souvent été : « La santé, la famille, l’amitié, la communauté, une vie qui a un sens... » Autant de choses dépassant nettement les aspects monétaires. Loin de moi l’idée d’affirmer que la richesse et la sécurité économique sont négligeables pour les gens, mais ce n’est pas ce qu’ils citent en premier lorsqu’il s’agit de déterminer si leur vie est agréable ou non. Voilà qui peut nous inspirer quand nous voulons savoir comment atteindre la prospérité à l’avenir.
Vous définissez la santé au sens large comme un équilibre physique et mental. Elle joue un rôle important dans ce contexte. Pouvez-vous nous en dire plus ?
J’ai commencé à écrire mon dernier livre au début de la pandémie. On pouvait alors très, très bien voir à quel point la santé compte pour le bien-être. En comparant la prospérité du point de vue de la santé à la richesse matérielle, on réalise que la société devrait plutôt viser l’équilibre que la croissance. Or, nous sommes en déséquilibre. Les statistiques de l’Organisation mondiale de la santé montrent qu’à ce jour, les maladies tuent davantage que la malnutrition. Preuve s’il en faut que le capitalisme n’assure pas l’équilibre.
Dans ce système, « plus » égale forcément « mieux ». Il nous pousse en permanence à en faire toujours plus, mettant constamment nos fonctions corporelles de base et notre santé sous pression. Le capitalisme ignore où se trouve le point d’équilibre. D’ailleurs, il ne le cherche même pas et se montre incapable de s’arrêter une fois qu’il l’a atteint. Appréhender la prospérité d’un point de vue sanitaire global – comme un point d’équilibre dans le corps humain, dans la société en tant que telle et dans son rapport avec l’environnement –, voilà une métaphore qui nous permet de concevoir différemment la prospérité. Elle s’inscrit dans une tradition philosophique, celle qui réfléchit à ce que signifie bien vivre. Aristote voyait dans la « vie bonne » une manière virtuose de rechercher la juste mesure en toute chose.
Comment rendre la « vie bonne » possible dans cet esprit ?
La société devrait donner à chacune et chacun les moyens de se réaliser, comme le préconise l’économiste indien Amartya Sen, lauréat du prix Nobel en 1998. Toute personne mérite une vie riche, épanouie et pleine de sens. Il en va tout autrement avec une économie qui nous propose simplement de produire et consommer toujours plus de marchandises. Sur cette base, nous pouvons commencer à réinventer les institutions économiques ainsi que les processus de production et de consommation.
Et comment faudrait-il restructurer l’économie ?
Nous avons hérité d’un système économique comprenant certains éléments de base comme les entreprises, le travail, les investissements ou encore le système monétaire. Le capitalisme a créé de nombreuses conditions pour adapter ces éléments à la maximisation du profit. En les mettant de côté, nous pourrons reconsidérer les éléments de base. Dans « Prospérité sans croissance », j’ai repensé les éléments de base de l’économie, définissant ceux que nous pourrions conserver et ceux qu’il faudrait abandonner.
Quel devrait être par exemple le rôle des entreprises ?
Le paradigme actuel ne vaut rien : maximiser les profits en extrayant des matières premières, en les transformant en produits, en les vendant le plus vite possible et en espérant que les gens les jetteront rapidement... Pour tenir sur le long terme, les entreprises devraient proposer essentiellement des services, devenir un groupe de personnes dont les activités rendent service à un autre groupe.
Pourquoi les services sont-ils si importants dans une société post-croissance ?
Par rapport au tout jetable, les activités basées sur les services comportent plusieurs avantages. Les services protègent et préservent notre bien-être, lui-même lié en priorité à la santé, à l’éducation, aux soins sociaux, aux relations, aux loisirs et à la culture. Améliorer notre qualité de vie d’un point de vue moins matérialiste est la base d’une économie post-croissance. En outre, ces activités consomment moins de ressources et émettent moins de carbone que les chaînes d’approvisionnement matérielles qui nous inondent de marchandises jetables. Les services précités demandent beaucoup de main-d’œuvre. Nous avons besoin de monde dans les milieux infirmier et médical, l’enseignement, l’artisanat et l’art, afin de pouvoir continuer à fournir des soins, de l’éducation, du savoir-faire et de la créativité. La logique de l’économie de services est très différente de celle de la production de masse et de la consommation.
Peut-on donc envisager que les entreprises qui produisent en consommant beaucoup de ressources deviennent des entreprises de services, qui utilisent logiquement moins de ressources naturelles ?
Tout à fait, mais nous devons aussi réfléchir aux limites de ce système que nous appelons « économie ». De nombreuses tâches réalisées hors de son champ ne sont pas rémunérées, souvent accomplies par des femmes et non reconnues par la société. Il faut également soutenir les personnes qui fournissent des services en dehors des entreprises.
Quel est le rôle de l’État dans la transition vers une économie durable ?
Important. Je ne parle pas là de davantage d’État ou d’un État plus grand, mais d’un État progressiste et réactif. Il devrait instaurer les conditions nécessaires à induire le changement à différents niveaux : dans les entreprises, les communes, les organisations de la société civile, à l’échelon individuel.
À quelles conditions pensez-vous, par exemple ?
Prenons le secteur financier : dans le capitalisme tardif, la recherche de rendement sur investissement a été tellement déformée que tout cela ressemble à un casino. Un casino où il est non seulement permis, mais même souhaitable que les investisseuses et investisseurs s’enrichissent le plus vite possible, autant que possible, peu importent les coûts sociaux. Ce système ne doit rien au hasard ni à une force supérieure, mais à l’organisation des marchés financiers taillés pour stimuler les comportements égoïstes, en faisant accroire que cela profiterait à toutes et tous.
Le rôle de l’État a été crucial dans ce système permissif. Nous devons corriger ces erreurs et veiller à ce que nos systèmes bancaires visent à favoriser la transition vers une économie durable zéro net. Cela requiert un mélange de réglementation, de législation et d’incitations. On pourrait imaginer une obligation d’informer sur ses émissions de CO2, des exigences de revenu minimum, des plafonds pour la rémunération des fonctions dirigeantes, une taxe sur les transactions financières afin de réduire les opérations spéculatives, voire l’interdiction de certaines pratiques destructrices comme les ventes à découvert. Il faudrait créer des structures incitatives pour que chacune et chacun puisse investir à long terme dans des activités à forte valeur sociale et à faible impact sur l’environnement.
Pour accompagner la transition vers une société post-croissance, l’État a besoin du soutien de la population. Mais les personnes qui souhaitent un tel changement sont-elles vraiment majoritaires ? Pour beaucoup, il est synonyme d’une vie moins axée sur la consommation.
Avec cette question, gardons toujours à l’esprit que les infrastructures dans lesquelles nous vivons rendent de tels changements quasiment impossibles. Revenons à la santé, essentielle à notre bien-être : si je m’en préoccupe, je marche autant que possible, je vais au magasin à pied, j’accompagne mes enfants à l’école et je les encourage aussi à marcher. Or, dans un milieu où prédominent routes et voitures, où les autres enfants sont emmenés à l’école en tout terrain, comment faire cela sans mettre ma progéniture en danger ? Et me voilà devenu une sorte de citoyen de seconde zone, simplement parce que j’essaie de faire ce qui est juste. Je pense donc que la transition doit commencer par la création d’infrastructures où il fait bon vivre, des communes où l’existence est agréable.
Cela est-il plus important que les appels à changer de comportement ?
En demandant à sa population d’arrêter de circuler en voiture, un gouvernement se retrouve dans une position moralement délicate. Des personnes qui peuvent voyager quand et où elles veulent expliquent au reste du pays « faites ce que je dis, pas ce que je fais ». En revanche, si l’État instaure les conditions pour que tout le monde puisse bien vivre, en bonne santé et dans le respect de l’environnement, alors la transition pourra débuter.
Le monde politique est-il à la hauteur de cette tâche ?
Sans doute bien davantage en Suisse qu’en Grande-Bretagne et que dans de nombreux autres pays européens, car la notion de gestion décentralisée des communes est bien plus forte ici qu’ailleurs. Plus on réfléchit à la question de l’architecture politique du changement, plus le dysfonctionnement du système politique existant pose problème, en particulier dans les démocraties occidentales.
Que faire pour y remédier ?
Dans mon dernier livre, je reviens aux racines de la démocratie, aux personnes qui les ont définies. Rappelons que depuis l’origine, l’idée de désobéissance civile et d’inachevé appartient au concept de démocratie : lorsqu’elle atteint un point où elle ne sert plus les intérêts des gens, la désobéissance civile devient légitime. La représentation démocratique devrait toujours se préoccuper des intérêts des plus faibles, protéger avant tout celles et ceux qui souffrent. Nos institutions ont fait des progrès à cet égard, mais évitons de croire que nos démocraties seraient parfaites. La démocratie demeure un processus inachevé. Nous devrions nous battre pour la faire avancer.