Quand nous semons des graines au jardin, ça pousse. Si nous avons des enfants, des nièces ou neveux, nous les voyons grandir. Notre collection de disques, livres ou figurines de manga prend de plus en plus de place. C’est bien comme ça, et l’on pourrait dire que la croissance est dans la nature des choses. Quelle culture, dans le monde, ne la considérerait pas a priori de manière positive ? Eh bien justement, dans certaines cultures, on perçoit mieux la cyclicité inhérente à toute croissance « naturelle ». Devenir, puis disparaître : voilà qui évoque l’évolution d’une vie humaine.
La promesse de salut du capitalisme
La finitude est assez mal considérée dans la tradition culturelle occidentale, du moins depuis les Lumières. Partant de situations découlant d’une volonté divine et vouées à s’améliorer au plus tard dans l’au-delà, les Lumières, la sécularisation et l’économisation ont radicalement changé la façon de voir le monde. Nous voilà soudain à forger notre propre bonheur, réalisable sur Terre déjà, en principe sans limite aucune. Et la croissance de devenir la narration d’un paradis sur Terre, comme l’a appelé l’économiste Briger Priddat. En d’autres termes, le capitalisme contient une promesse séculaire et intrinsèque de rédemption : celle de la croissance (éternelle).
La croissance, une croyance depuis quand ?
L’idéal de croissance ne plongerait-il pas ses racines bien plus profondément ? Pour Wolf Dieter Enkelmann, philosophe de l’économie, la croissance est un « phénomène indissociable de toute civilisation ». Il considère que la recherche de la bonne vie (et non pas le capitalisme moderne) a engendré la croissance. Celle-ci commencerait avec « l’économie du profit », soit le point où la production dépasse ce dont nous avons besoin pour survivre. Historiquement parlant, ce point serait arrivé très tôt, en tout cas longtemps avant l’économie moderne, capitaliste et d’exploitation. C’est au plus tard avec la survenance de cette économie que la notion de croissance se serait floutée, se confondant fondamentalement avec le « progrès », motif central de l’historiographie en Occident. Ainsi que l’a affirmé le sociologue Clemens Albrecht, « la critique de la croissance doit se présenter elle-même comme croissance afin que l’on y croie ».
Même dans une société post-croissance, on devrait trouver encore de la place pour une certaine forme de croissance. Plus concrètement, l’essentiel est de distinguer entre croissance qualitative et quantitative. La seconde est fortement liée à la pensée économique et scientifique, en vue de mesurer et comparer les rendements économiques. Et ladite pensée a aussi son histoire, forcément : en se penchant de plus près sur la littérature économique spécialisée (par exemple celle de l’OCDE) on constate qu’il n’y a pas si longtemps que la croissance est devenue la « vache sacrée » de la science économique. La popularité du terme a augmenté de manière fulgurante entre 1950 et 1970, et elle est demeurée depuis lors à un niveau élevé.
Le cancer, métaphore de la croissance maligne
Cependant, tous les récits de croissance ne sont pas positifs. Dans les milieux critiques à l’égard du capitalisme, on compare volontiers la croissance au cancer. Le rapprochement vient sans doute d’un ouvrage de John McMurtry publié en 1999 et intitulé « The Cancer Stage of Capitalism ». La twittosphère s’en fait l’écho : « Dans le capitalisme moderne, une entreprise qui se contente de réaliser un bénéfice stable est qualifiée de défaillante, le succès étant défini par une croissance continue et incontrôlée. En biologie, nous avons un mot pour une telle croissance : le cancer. » (Samara Larkin, 2017). De fait, les tissus cancéreux sont souvent décrits comme s’étant rendus « immortels » et croissant particulièrement vite. Trop pressé de réussir, le cancer croît pour croître. Son développement impitoyable, effréné et illimité endommage le reste de l’organisme.
Croissance cyclique ou orientée vers le progrès ?
Et l’on se souvient tout à coup que même au jardin, la croissance a ses limites. Courges, glycines, rosiers obligent à empoigner le sécateur de temps à autre. N’oublions pas un autre principe, encore plus fondamental : l’hiver arrive, Winter is coming. Pour la plupart des végétaux, sous nos latitudes, la croissance biologique obéit à un cycle de croissance et de déclin. (Au fait, les pays voisins de l’équateur ont-ils une approche plus saine et circonspecte de la croissance ?) Dans les régions septentrionales, la nature est donc en équilibre précaire. Doit-elle tout miser sur l’été et proliférer, « sachant » que l’hiver anéantira la plus grande partie de ce qui a poussé ?
On peut voir deux manières d’envisager ce devenir et cette disparition : l’une cyclique et harmonieuse, l’autre comme une fuite en avant avec une confiance aveugle dans le progrès. La deuxième suit un trajet en dents de scie : plus haut, toujours plus haut, jusqu’au prochain krach. Soit un schéma essor – guerre mondiale – miracle économique – prochain effondrement. Les guerres sont les moteurs de croissance les plus fiables, ressemblant en cela à l’hiver dans un potager. Ou plutôt à un feu de forêt, ou de steppe. Il est notoire que tout pousse encore mieux sur les cendres d’une croissance antérieure.