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04.12.2024 par Esther Banz

«Impossible de vivre sans espoir»

Nous vivons une époque de folie politique qui s’accompagne de changements planétaires et technologiques profonds, voire effrayants. La philosophe et psychanalyste allemande Hanna Gekle nous explique comment garder espoir malgré tout. Et comment éviter de céder à la naïveté. 

Article du thème L’espoir
Illustrations: Claudine Etter

«Le principe espérance» d’Ernst Bloch est l’un des plus importants livres consacrés à l’espoir. Le philosophe juif a rédigé son œuvre majeure pendant son exil aux États-Unis, durant la Seconde guerre mondiale. L’ouvrage n’a toutefois vu le jour qu’en 1954, neuf ans après la fin du conflit. Hanna Gekle a été sa dernière assistante à l’université de Tübingen, où Ernst Bloch fut professeur invité à un âge avancé. Depuis lors, en qualité de philosophe, Mme Gekle s’intéresse à la force de l’espoir sur le long terme. Et en tant que psychanalyste, elle travaille entre autres sur les traumas et sur la façon dont ils se transmettent d’une génération à la suivante. Quand le Centre Ernst Bloch s’est penché cette année sur la peur de l’avenir et sur l’espoir, Hanna Gekle a introduit le sujet en rappelant qu’Ernst Bloch avait écrit son «Principe espérance» à une époque où régnait un profond désespoir. Nous l’avons rencontrée à son bureau de Francfort-sur-le-Main, entre un écran et des livres.


moneta: Hanna Gekle, nous vivons de nombreuses crises. Êtes-vous surprise d’entendre si souvent parler d’espoir?
Hanna Gekle L’espoir est une qualité humaine fondamentale et, socialement parlant, un phénomène de crise. Bien sûr, l’histoire de l’humanité est jalonnée de fantasmes de disparition et de désespoir, mais aujourd’hui, l’être humain est paradoxalement capable de nuire aux conditions naturelles de sa propre existence. Les populations subissent déjà les conséquences des changements climatiques anthropiques progressifs. S’y ajoutent des guerres qui déracinent des millions de personnes. Je ne suis donc pas étonnée que l’espoir devienne un sujet de plus en plus important.

Beaucoup de gens assimilent l’espoir à la passivité. À l’inverse, Ernst Bloch y voyait la force motrice du changement. Pourquoi? 
Ernst Bloch a écrit «Le principe espérance» afin de lutter contre le désespoir engendré par la guerre et l’Holocauste. Quand le livre a paru, les gens étaient occupés à la reconstruction; «Le principe espérance» est ainsi devenu une expression courante. On pouvait bel et bien espérer que les nazis avaient été vaincus, mais c’est seulement à ce moment que l’on a commencé à saisir l’étendue de l’horreur. 

L’espoir semble parfois bien naïf... 
De prime abord, oui, et il peut le rester. Nous pouvons cependant nourrir un espoir fondé en faisant coïncider ce que nous souhaitons avec le possible. Depuis l’Antiquité, l’espoir est perçu comme positif lorsqu’il s’accorde au réalisme; quand on n’insiste pas sur la concrétisation absolue de ses désirs, mais que l’on sait se contenter de ce qui vient. Le renoncement est un ingrédient de l’espoir raisonnable. 

Alors d’un point de vue contemporain, l’espoir serait raisonnable quand il inclut le sentiment d’avoir assez? 
La philosophie est depuis toujours liée à la modération. Mener une vie bonne comme l’entendait Platon ne revient pas à se vautrer dans l’abondance. Consommer n’est pas une fin en soi. Quand il s’impose en tant qu’absolu, le principe moral des moyens et du but se renverse et devient une perversion, au sens littéral du terme. Historiquement, le monde occidental est le principal responsable des gros gaspillages de ressources énergétiques, mais il n’est pas la seule forme de société envisageable. Je crois que l’on peut se restreindre en y gagnant quelque chose. 

Mais dans l’univers actuel de la consommation, peu de mots suscitent autant d’aversion que «renoncer». 
Sans doute, et l’on peut s’en étonner, car le renoncement est constitutif de l’être humain. Faute de savoir renoncer, on finit par tomber dans la dépendance. Celle-ci exprime subjectivement une incapacité à gérer ses limites. 

L’humanité pourrait s’effondrer à cause de sa dépendance aux énergies fossiles. L’espoir peut-il encore y changer quelque chose? 
On ne peut ruiner aujourd’hui les bases des générations futures tout en affirmant que l’on espère limiter le réchauffement climatique grâce aux innovations à venir. C’est évidemment irréaliste. Et la surexploitation de la nature est tout sauf une peccadille. L’utilisation des perspectives ouvertes par la technologie doit inclure les responsabilités morale, politique et sociale. L’espoir doit donc reposer sur des possibilités concrètes et impliquer la responsabilité. 

L’espoir est fondamentalement orienté vers l’avenir. Or, actuellement, l’avenir fait peur, comme vous l’avez dit avant. 
La situation actuelle tient du paradoxe pour la jeunesse occidentale: elle n’a connu ni la faim ni la guerre, et pourtant, beaucoup de jeunes ont le sentiment très fort de n’avoir aucun avenir. Des groupements se sont d’ailleurs baptisés «dernière génération». Et l’on trouve simultanément le point de vue opposé, selon lequel jamais l’humanité n’a disposé d’autant de capacités techniques. 

Comment les personnes sceptiques vis-à-vis de la technologie peuvent-elles garder espoir? 
L’humanité semble animée d’une volonté inébranlable de vivre. On le voit notamment quand surviennent des catastrophes ou des crises, alors que l’être humain a besoin d’espoir et le conserve même dans les conditions les plus défavorables. Impossible de vivre sans espoir. 

Que puisons-nous exactement dans l’espoir? 
Je dirais notre joie de vivre et notre motivation. Nous autres, humains, avons besoin d’objectifs et de buts. Pouvoir réaliser nos projets nous donne de la satisfaction. L’espoir motive. 

Si l’espoir est une force orientée vers un objectif, il implique une responsabilité. Les objectifs peuvent-ils être utopiques, prétendument in­compatibles avec la réalité? 
Ernst Bloch affirmait qu’il faut dépasser la cible si l’on veut l’atteindre. Ce qui est utopique aujourd’hui peut devenir réaliste demain. Mais d’un point de vue philosophique, l’espoir n’a pas seulement la force vitale d’un affect: il peut se confondre avec la pensée. Il ne le doit pas, il le peut. En Grèce antique déjà, l’espoir allait au-delà d’un simple souhait. Si l’on espère réaliser son intention, on doit s’engager dans ce qui est, afin de le changer. Selon Ernst Bloch, l’espoir philosophique se situe à l’opposé d’un simple vœu: il explore les possibilités et tendances réelles du présent dans l’intérêt de son utopie. Une philosophie de l’espoir s’entend donc comme une philosophie pratique destinée à la mise en œuvre. Karl Marx a joué un grand rôle dans la philosophie d’Ernst Bloch. 

Pourquoi lui? 
Parce qu’en analysant l’économie, Karl Marx voulait montrer très concrètement qu’une vie sans faim ni humiliation serait possible. Bien qu’il ne nomme pas précisément l’espoir, l’ensemble de sa recherche repose sur la question de savoir quelles étaient les options positives pour l’humanité. 

Outre l’espoir philosophique, on distingue l’espoir religieux. Qu’est-ce qui les rend différents? 
Pour l’Occident chrétien, la foi, la charité et l’espérance sont les trois vertus cardinales. Là encore, l’espoir est fondé différemment, c’est-à-dire sur Dieu. Si nous pouvons espérer, si nous ne désespérons pas, c’est parce que nous sommes Ses enfants et Lui devons cette capacité vitale. Au sens strict, Dieu lui-même espère en nous. Voilà ce qu’affirme la confiance chrétienne, selon laquelle nous ne pouvons pas tomber de la main de Dieu. L’expérience de la Shoah a toutefois sérieusement ébranlé cette croyance. 

Le philosophe sud-coréen et allemand Byung-Chul Han soutient que l’espoir implique toujours les autres et qu’il les communautarise. Le pensez-vous aussi? 
Pas si clairement. Je crois que l’espoir peut rester purement égoïste. Cela dit, oui, en tant qu’humains, nous sommes par définition des êtres sociaux. Alors l’espoir est socialement intégré d’emblée. Les parents voient dans leurs enfants des porteurs d’espoir, tandis qu’un enfant puisera lui-même de l’espoir dans celui de sa mère. On sait que les enfants ou nourrissons dont on s’occupe mal peuvent tomber dans la dépression. Puisque l’humain est un être social, l’espoir lui aussi est social. On peut toutefois le pervertir, comme l’ont fait les nazis, qui ont promis un Reich de mille ans — mais un royaume d’espoir réservé aux Aryen-ne-s. En tant que simple souhait, l’espoir ne peut encore prétendre à une validité morale: il doit être renforcé par la responsabilité. 

À ce propos: vingt-cinq ans après la parution du «Principe espérance» d’Ernst Bloch, Hans Jonas, un autre philosophe allemand, a publié «Le principe responsabilité»*. Ce livre est également une réflexion sur la philosophie de Bloch. Pourquoi? 
Hans Jonas a mis l’accent sur le «principe responsabilité» par rapport au «principe espérance». Cela veut surtout dire que l’humain ne cherche pas seulement à imposer ses propres intérêts et ceux de sa famille, mais qu’en appartenant à l’humanité, on pense en termes génériques. Autrement dit: je suis responsable pour moi et aussi pour autrui. Une dimension éthique évidente pour Ernst Bloch, mais Hans Jonas reprochait au «Principe espérance» le fait qu’il ose aventurer au-delà du monde humain pour toucher la nature extrahumaine, voire le cosmos dans son ensemble. 

Je ne comprends pas. 
Ernst Bloch postule que l’espoir lui-même réside également dans la nature et dans ses possibilités inexploitées. «Le principe responsabilité» s’élève contre une telle extension de l’espoir. Bien que cette critique de Hans Jonas me semble tout à fait justifiée, l’extension imaginée par Ernst Bloch lui a permis de saisir très tôt une autre perception de l’environnement. Il trouvait l’idée de dominer la nature trop unilatérale et hostile et plaidait plutôt pour une «technique d’alliance» avec elle. Cette approche consiste à déployer ses possibilités inexploitées et à respecter autant que possible son opiniâtreté. 

Pour conclure, puis-je vous demander ce que vous espérez personnellement? 
Eh bien, je suis devenue analyste parce que plus le temps passait, plus je doutais de la raison des gens. Or, comme philosophe, je compte précisément sur la raison humaine, tout en constatant à quel point il nous est difficile d’agir de manière responsable. Avec ses deux Guerres mondiales et l’Holocauste, le siècle dernier a montré de quoi l’humain est capable. Je crois puiser mon espoir dans la certitude que l’être humain est doué de raison. Également dans le fait que, peu importe les bêtises qu’il commet – et il en commet de vraiment énormes –, il lui reste toujours cette option de la raison. En tant qu’humain, je ne peux que miser sur cette raison. En d’autres termes, avec la force de l’espoir et notre amour de la vie, je souhaite que nous autres, humains, sachions utiliser raisonnablement les possibilités et limites qui nous sont imposées.

*«Le principe responsabilité» est sous-titré «Une éthique pour la civilisation technologique». Il contient la fameuse injonction d’impératif écologique: «Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre.»

Photo: màd
Hanna Gekle
Philosophe et psychanalyste allemande, elle a étudié à Tübingen avec le philosophe Ernst Bloch (1885–1977) dont elle a été la dernière assistante. Elle a coédité ses lettres et d’autres ouvrages. En 2019, elle a publié «Der Fall des Philosophen – Eine Archäologie des Denkens am Beispiel von Ernst Bloch» («Le cas du philosophe — Archéologie de la pensée à travers l’exemple d’Ernst Bloch», inédit en français). De son point de vue de psych­analyste, Hanna Gekle s’intéresse entre autres aux traumatismes ainsi qu’à leurs impacts transgénérationnels. 
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