Le visage de Josh Cohen, l’avocat engagé par la ville de Cleveland (Etat de l’Ohio, Midwest des Etats-Unis) pour représenter ses intérêts et celui de ses habitants face aux 21 banques qu’elle attaque, se fige à la lecture du compte-rendu du jury citoyen. Le plan de la caméra immortalise la tristesse qui s’affiche sur ses traits, avant de changer de focale et d’imprimer la jubilation et le contentement de Keith Fisher, le défenseur coriace des grandes institutions financières incriminées. Celles-ci ne verseront aucune indemnité à la ville. Leur responsabilité dans la crise des prêts à haut risque, dits subprimes, ne sera quant à elle jamais reconnue. Une impunité que le documentariste lausannois Jean-Stéphane Bron a mise en lumière en filmant un procès qui n’a jamais eu lieu. Sorti en 2010, «Cleveland contre Wall Street» a, depuis, reçu de nombreux prix. Un entretien.
moneta: Huit ans plus tard, quel regard portez-vous sur cette crise?
Jean-Stéphane Bron: Personne n’a été condamné dans cette affaire. A part un ou deux courtiers en prison, il n’y a eu aucune conséquence pour les banquiers qui ont titrisé ces hypothèques. Et ça continue: il faudrait vérifier l’exactitude des chiffres, mais quelque 5000 lobbyistes défendent encore les intérêts de Wall Street à Washington. Les pouvoirs publics n’ont ni régulé ni encadré les transactions et ne le font toujours pas.
Comment êtes-vous arrivé à Cleveland?
Mon précédent film, «Le génie helvétique» (2003), posait la question de l’emprise de l’économie sur la politique. J’avais envie d’approfondir le sujet et j’ai cherché, pendant de nombreuses années, un lieu où se cristallisent ces forces. En avril 2008, j’ai entendu parler de la plainte que Cleveland avait déposée en janvier. La ville avait détecté le problème de ces crédits hypothécaires à risque avant tout le monde. Le maire m’a raconté combien il avait tâtonné pour comprendre ce qui se passait réellement derrière ces expulsions massives. Il a ensuite confié le dossier à des avocats, dans l’espoir de démontrer la responsabilité des banques et obtenir réparation.
Pourquoi en avoir fait un documentaire?
J’étais parti à Cleveland pour filmer le vrai procès. J’y étais depuis plus d’une année et rien ne bougeait, car les banques bloquaient la procédure. C’est le désespoir qui m’a fait envisager cette idée. Je connaissais tous les protagonistes, j’avais la scène du crime ainsi que de nombreuses heures d’images enregistrées: il me fallait en faire quelque chose!
Mettre en scène un procès fictif: comment s’y prendre?
Faute de réalité à filmer, j’ai dû la créer. J’avais une idée très précise de la manière dont j’allais inviter le spectateur à mener l’enquête. Mon approche est donc très orientée, mais ce qui se déroule devant la caméra relève du documentaire. Nous avons tourné dans un vrai tribunal, en présence de vrais jurés et d’un juge professionnel. Les témoins sont des personnes qui parlent de leur situation et de leur réalité. La salle d’audience n’a pas désempli durant les dix jours du tournage: le public a afflué pour entendre ce qui s’était vraiment passé.
Votre cinéma est donc engagé. Peut-être même militant?
Pas militant, mais j’essaie de raconter mon époque. On ne peut donc pas passer à côté des règles opaques de la finance et du pouvoir démesuré qu’elle exerce. Comment y entrer? Quel récit proposer dans un sujet aussi immense? Je me suis basé sur les personnages, leurs travers et leurs failles, mais également leurs forces. J’étais, à mon avis, du côté des justes. Mon film n’a sans doute pas changé quoi que ce soit, mais je voulais que, grâce au cinéma, les gens se questionnent tout en se divertissant.
Il n’y aura donc jamais de réel procès?
Non. Les avocats Kathleen Engel et Josh Cohen, qui représentent la ville de Cleveland dans mon documentaire, sont allés jusqu’au bout du processus et ont porté la plainte devant la cour fédérale. Mais les banques se sont attaquées par tous les moyens à l’ouverture d’une procédure. Barbara Anderson, quant à elle, continue de lutter au sein d’une association citoyenne afin de faire entendre la voix des quelque 20 000 familles expulsées. Comme elle le dit à la fin du film, il s’agit d’un bel exemple d’une mécanique perverse où les pauvres rapportent beaucoup.
Ces dérégulations échappent complètement à l’appareil d’Etat…
Oui, la crise a mis à jour l’extrême dépendance, voire l’asservissement de la politique à la finance. Les subprimes sont juste l’arme du crime, à l’origine d’une crise économique mondiale. Or, à qui a profité le crime? La réponse s’observe à mon avis du côté des droites extrêmes et des mouvements populistes qui, partout dans le monde, ont surfé sur la défiance vis-à-vis des institutions, née en partie de cette faiblesse du politique. Et la Suisse n’échappe pas à ce mouvement. C’est ce que j’ai essayé de montrer dans «L’expérience Blocher» (2013).
Quel film feriez-vous aujourd’hui?
Le même! Je le finirais par contre sur une note d’espoir, car de nombreux projets sont nés sur les décombres de la crise. Il y a eu, depuis 2008, la naissance d’une conscience globale qui voit l’essor d’alternatives, de recherche de réponses en dehors du système. L’Etat de l’Ohio a par exemple créé la «Cuyahoga Land Bank» (banque d’Etat) qui, dès 2009, a commencé à racheter et rénover certaines propriétés, les sortant ainsi de la bulle spéculative.