Il y a cinquante ans, le Club de Rome publiait son rapport, intitulé « Les limites à la croissance ». Réédité à plusieurs reprises, il s’est vendu à des millions d’exemplaires depuis lors. Cet essai scientifique plutôt austère a connu un destin étonnant. Voici pourquoi.
Cinquante ans après la parution de son rapport pionnier « Les limites de la croissance », le Club de Rome mise sur la croissance, mais pas n’importe laquelle : elle concerne ici les pays pauvres et les énergies renouvelables. Selon ce groupe de réflexion, le Fonds monétaire international (FMI) devrait mettre cent milliards de dollars à disposition des pays pauvres, afin qu’ils investissent dans les énergies propres et dans l’alimentation durable. Un montant à verser annuellement, peut-on lire sur le site web du nouveau rapport « Earth for all » ! L’objectif est de lutter contre l’extrême pauvreté.
Davantage de renouvelables, moins d’inégalités
La somme est coquette, même pour le FMI. À titre de comparaison, lors des conférences sur le climat de l’ONU, les pays industrialisés ont promis cent milliards de dollars par an – donc un dixième de la somme en question – aux pays pauvres pour l’aide climatique. Le montant n’a d’ailleurs pas encore été réuni. De plus et toujours d’après le Club de Rome, les États industrialisés et émergents devraient allouer des moyens importants au développement des énergies renouvelables sur leur propre territoire. Le rapport préconise de consacrer chaque année deux à quatre pour cent du produit intérieur brut mondial à une sécurité énergétique et alimentaire durable. Cela tout en renonçant rapidement aux énergies fossiles.
Le rapport se distingue par ces recommandations d’action concrète, adressées à la sphère politique. S’agirait-il d’une sorte de pacte vert (ou green deal) mondial, tel que l’UE l’a déjà esquissé avec un impressionnant programme d’investissement pour l’Europe ? « Notre programme va plus loin », a répondu Sandrine Dixson-Declève, coprésidente du Club de Rome, lors d’une vidéoconférence qui a précédé de peu la publication de « Earth for all ». « Nous avons besoin d’un pacte vert socialement acceptable. Nous devons sortir les gens de la pauvreté et donner davantage de droits aux femmes, dans le monde entier », souligne l’experte belge en énergie et en affaires. Le nouveau rapport – que Mme Dixson a contribué à rédiger – propose notamment de réduire les disparités, en augmentant les impôts des dix pour cent les plus riches d’un pays, et d’atteindre l’égalité absolue entre les genres. Si l’accès des femmes à l’éducation s’améliore, les autrices et auteurs espèrent voir la population mondiale se stabiliser à neuf milliards de personnes d’ici 2050.
Un « bond de géant » est nécessaire
Le nouveau rapport « Earth for all — a survival guide for our planet », que nous avons pu consulter peu avant de boucler ce numéro de moneta, frappe fort. Par exemple lorsqu’il compare des scénarios concrets. Il affirme qu’un scénario des petits pas (« too little too late ») ne suffira pas à empêcher les grands bouleversements sociaux et les conséquences désastreuses dues aux changements climatiques. Selon les autrices et auteurs, une transformation profonde et immédiate, c’est-à-dire un bond de géant est nécessaire pour rééquilibrer la vie sur Terre. Des investissements colossaux sont donc requis dans les énergies renouvelables et l’alimentation durable. Des efforts allant au-delà du plan Marshall (destiné à reconstruire l’Europe après la seconde guerre mondiale) et de l’alunissage réunis — un « multiple de cette somme », précise le rapport.
Selon le Club de Rome, en baissant les bras face à ce travail herculéen et en le considérant comme politiquement irréalisable, on part du principe que la population n’est guère disposée à évoluer. Or, un sondage a révélé que même dans les États industrialisés, elle est largement favorable à un changement rapide de mentalité : 74 pour cent des personnes interrogées dans les pays du G20 soutiennent une transformation du système économique pour davantage de « bien-être, santé et préservation de la planète ». Sandrine Dixson évoque souvent un « système économique défaillant » à remplacer. « Durant la pandémie de coronavirus, nous avons vu qu’un changement est possible. Les gens ont écouté leurs autorités et ont vite adopté le port du masque. » Elle souligne que pour la première fois depuis longtemps, la population des pays industrialisés a dû modifier ses habitudes en profondeur. Le Club de Rome voudrait s’inspirer de ces expériences pour la nécessaire restructuration du système économique.
Un rapport étayé par un large réseau
Le rapport de 2022 repose sur un réseau bien plus large que celui d’il y a cinquante ans. Des expertes et experts de la Norwegian Business School, du Potsdam Institute for Climate Impact Research et du Stockholm Resiliance Center ont participé au projet. Le label « Earth for all » regroupe des représentantes et représentants des sciences exactes et sociales ainsi que des spécialistes originaires de pays du Sud. Mamphela Ramphele, l’autre coprésidente du Club de Rome, est sud-africaine.
D’un point de vue méthodologique, le rapport s’appuie sur des approches économiques novatrices, comme le « concept du donut » de Kate Raworth. Il existe d’après celui-ci des limites planétaires (et sociales) claires. Le rapport propose un modèle dit « de bien-être » qui n’envisage pas le produit intérieur brut en tant qu’unique mesure du progrès humain, mais attribue par exemple une valeur à la nature et aux tâches de soins. Sandrine Dixson y voit une « nouvelle façon de penser, selon laquelle la production et l’extraction de matières premières ne sont pas les seules mesures du développement humain ». Le rapport cite la Finlande, l’Islande, la Nouvelle-Zélande, l’Écosse et le Pays de Galles en exemples, mais ne fait aucune mention de la Suisse. Celle-ci a renoncé à faire sa part pour protéger le climat, en refusant la loi sur le CO2 l’an dernier.
Quelle concrétisation politique ?
Reste à savoir comment le nouveau rapport entend faire adopter ses recommandations par les politiques. Il mise pour cela sur la convocation d’assemblées citoyennes, comme l’a déjà demandé le mouvement de la Grève pour le climat. L’idée est que des citoyennes et citoyens tiré-e-s au sort auraient davantage de motivation que les parlementaires pour suggérer des mesures climatiques efficaces. En Suisse, une proposition de Balthasar Glättli (Verts) visant à créer un tel conseil climatique a toutefois nettement échoué devant les chambres fédérales l’année dernière, ainsi que l’a expliqué entre autres le magazine de Pro Natura. En France, une convention citoyenne a établi une liste de mesures concrètes, mais contrairement à ce qu’il avait promis, le président Macron en a ignoré la majeure partie.
Dans ses 250 pages, le rapport « Earth for all » n’est pas totalement dépourvu de jargon technique, certes, mais il est généralement très lisible. Paru début septembre en allemand, il sera bientôt disponible en anglais, chinois et japonais. Espérons qu’il le sera aussi en français et dans d’autres langues. Aura-t-il le même succès que son prédécesseur d’il y a cinquante ans ? On peut le souhaiter, car à en croire ses autrices et auteurs, la décennie 2020 et 2030 est « décisive » pour transformer le système économique et réussir le tournant écologique.