Comment le marché suisse du travail va-t-il évoluer ? Pénurie de main-d’œuvre qualifiée, croissance démographique, numérisation, impact de l’IA sur certaines branches et professions... Nous parlons de tout cela avec Michael Siegenthaler, spécialiste du marché du travail à l’EPF de Zurich.
moneta : Monsieur Siegenthaler, vous dirigez la division Marché du travail suisse au Centre de recherches conjoncturelles (KOF) de l’EPFZ et vous menez, depuis bientôt 15 ans, des recherches sur le marché du travail. Peut-on avoir une idée de la direction dans laquelle le marché suisse du travail va évoluer ?
Michael Siegenthaler : La Suisse a, depuis longtemps, tendance à évoluer vers une société de services. Cela devrait continuer. Certains domaines connaissent une forte progression, par exemple la santé, le social ou les services à la personne. On a vu apparaître de nombreux métiers que l’on ne pouvait même pas imaginer voilà cinquante ans, et qui emploient aujourd’hui beaucoup de monde.
Pouvez-vous donner des exemples ?
L’enseignement du yoga, la chiropratique, la spécialisation en cybersécurité, l’installation de panneaux solaires, le dressage de chiens, sans oublier tous les métiers en rapport avec les médias sociaux et les services en ligne. La Suisse a un pied dans la recherche et le développement, le conseil, l’information et la communication. On y compte toujours plus d’entreprises et de personnel, et il est assez clair que ces domaines vont continuer à se déployer.
Pour quelle raison ?
La Suisse se mue en une société du savoir. De plus en plus de gens font des études supérieures ; le nombre de postes dans les hautes écoles spécialisées et écoles supérieures a connu une forte hausse. Cette tendance va se poursuivre. La croissance démographique est un autre moteur important de l’emploi, et l’on s’attend à ce que cela dure. Davantage de gens auront besoin notamment de plus de services personnels, mais aussi de routes et de logements, d’où une augmentation des emplois dans les transports ou la construction. Enfin, le secteur de l’enseignement et de l’éducation est en pleine expansion. Cela est lié en partie à la garde externalisée des enfants et également à une période de formation toujours plus longue.
Et où constate-t-on une diminution des postes ?
En Suisse, on ne trouve que très peu de secteurs dans lesquels l’emploi a fortement diminué ces vingt dernières années. La plus grande contraction a touché l’agriculture et certains secteurs de l’industrie. Malgré l’essor des industries horlogère, alimentaire et pharmaceutique du pays, l’emploi a reculé au cours des années écoulées dans d’autres branches. On le doit partiellement à la numérisation, à l’automatisation et à la délocalisation.
Dans l’ensemble, la Suisse connaît actuellement une pénurie de main-d’œuvre. Cela va-t-il empirer, vu que la génération du baby boom part à la retraite ?
Après la pandémie de coronavirus, l’emploi a extrêmement augmenté dans presque tous les secteurs économiques, dans le monde entier. Plus de 360'000 postes ont été créés en Suisse depuis début 2021, soit presque l’équivalent de la population de la ville de Zurich. Les entreprises s’arrachent mutuellement leur personnel et cela aboutit à une pénurie de main-d’œuvre qualifiée jamais vue dans l’Histoire, même si elle se tasse un peu en ce moment. Ajoutons à cela le besoin structurel de remplacement dû au départ à la retraite de la génération des boomers : l’écart entre les gens qui quittent le marché du travail et ceux qui y entrent se creuse sans cesse et atteindra son pic seulement à la fin de la décennie. La pénurie de main-d’œuvre qualifiée empirera ces cinq à dix prochaines années, à moins que la Suisse connaisse – ce que nous n’espérons pas – une longue période de stagnation ou de récession. Cela est peu probable, étant donné l’évolution des trente dernières années.
Comment remédier à la pénurie de main-d’œuvre qualifiée ? Faut-il davantage d’immigration ?
C’était jusqu’à présent la principale réponse de la Suisse. Quand 100'000 nouvelles places étaient créées, 65'000 à 75'000 étaient comblées par l’immigration et le reste par une meilleure exploitation du potentiel national de main-d’œuvre.
Les femmes en particulier ?
Oui, d’abord parce qu’elles ont travaillé davantage, sont revenues plus vite à leur poste après un congé maternité et avec un taux d’occupation plus élevé, jusqu’à un âge avancé.
N’est-ce pas là un autre problème ? Si les femmes travaillent davantage, les tâches domestiques et familiales non rémunérées qu’elles effectuaient jusqu’alors doivent être accomplies par quelqu’un d’autre.
Exactement. Cela crée un besoin de forces vives afin de s’occuper des enfants et des personnes âgées. Mais la plus forte participation des femmes au marché du travail a un effet nettement positif. Souvent, les grands-parents prennent le relais dès leur retraite pour garder les enfants. Les femmes ne sont pas seules à avoir été mieux intégrées au marché du travail : les personnes étrangères ont aussi pu bénéficier davantage d’un potentiel auparavant inexploité, par exemple dans le domaine de l’asile. La plupart des cantons y ont facilité l’accès au marché du travail, ou ont en tout cas notablement réduit les obstacles.
Nous vivons actuellement une forte progression de la numérisation avec l’intelligence artificielle, qui se propage à une vitesse fulgurante. Pensez-vous qu’à cause d’elle, il y aura moins de travail à l’avenir ?
Souvenons-nous de l’introduction de l’informatique ou de l’apparition d’Internet au cours des trente ou quarante dernières années, voire de sursauts technologiques plus anciens comme l’électrification. À leur apparition, ces innovations ont été aussi disruptives que l’IA actuellement. Or, la plupart des technologies ont abouti non pas à moins, mais à plus de travail. Pas pour les personnes que la technologie a affectées directement, mais dans d’autres secteurs de l’économie. Et cela vaut aussi pour la numérisation.
Pourquoi cela ?
Tout d’abord, rappelons que la diffusion des technologies numériques prend toujours bien plus de temps qu’on l’imagine. Elon Musk a ainsi déclaré en 2015 que la conduite autonome allait faire disparaître les chauffeuses et chauffeurs de camion dans les cinq ans. Or, aujourd’hui, on manque de conductrices et conducteurs. Les personnes qui vendent une technologie et suscitent l’intérêt des médias sont enclines à exagérer la rapidité d’action et l’efficacité de ladite technologie. Il faut beaucoup de temps pour la déployer à large échelle et l’intégrer aux processus de travail de nombreuses entreprises. Les prévisions sous-estiment souvent certains obstacles.
Lesquels ?
Par exemple le fait que le personnel ne dispose pas du savoir-faire requis pour utiliser judicieusement une nouvelle technologie, ou encore les résistances des consommatrices et consommateurs. On l’a vu avec les caisses en libre-service. Elles sont aujourd’hui largement acceptées, mais au début, beaucoup de gens y étaient réticents et disaient : « Je ne veux pas prendre le travail de quelqu’un, alors je passe quand même à la caisse ! » En outre, dans les premiers temps, la technologie manquait de fiabilité : il y avait des produits impossibles à scanner soi-même, par exemple quand le code-barres était illisible ou l’article en action.
Et pourquoi les technologies numériques créent-elles souvent davantage de travail plutôt que le contraire ?
Premièrement, une nouvelle technologie numérique ne remplace en général qu’une partie des tâches d’un métier, pas toutes. Prenons l’exemple typique du bancomat : il a repris une grande partie du travail de guichet, c’est-à-dire remettre et changer de l’argent. Mais d’autres activités se font encore au guichet, comme le conseil à la clientèle. Et ces activités ont eu tendance à se renforcer. Grâce au gain de productivité permis par les automates, le personnel bancaire a pu se concentrer davantage sur l’acquisition et le suivi des relations avec la clientèle ou sur la vente de produits. Deuxièmement, il est fréquent que les impacts négatifs d’une nouvelle technologie se limitent à une partie des métiers. Un très grand nombre n’est absolument pas touché, voire en profite. Dans les banques, encore une fois, le personnel des services informatiques et l’encadrement ont été massivement renforcés. Enfin, l’introduction d’une nouvelle technologie améliore souvent l’efficacité et la productivité des entreprises, ce qui leur permet de baisser les prix. Un ordinateur avec une grande capacité de calcul est aujourd’hui nettement moins cher qu’il y a vingt ans. Si nous devons payer moins pour le même produit, nous devenons en général plus riches. Nous avons donc davantage d’argent à dépenser et pouvons, par exemple, nous offrir un cours de yoga ou des vacances plus longues. Cela signifie que la consommation augmente dans des domaines où l’on ne dépensait pas ou peu auparavant, d’où une nouvelle croissance de l’emploi.
Vous attendez-vous à ce que l’IA ait le même impact sur le marché du travail que les précédentes vagues de numérisation ?
Jusqu’à présent, la numérisation concernait surtout des tâches clairement établies, que l’on pouvait interpréter en algorithme : des activités routinières comme le travail à la chaîne ou le calcul sur tableur. La nouveauté est que l’ordinateur – à condition qu’il puisse accéder à suffisamment de données – peut effectuer aussi des activités complexes qui suivent des règles implicites. Les travaux de classification, d’écriture ou de traduction complexes sont désormais automatisables. L’IA touche de nombreuses travailleuses et de nombreux travailleurs du savoir, y compris à des postes bien rémunérés.
Comment cela va-t-il évoluer ?
Difficile à dire. Cette technologie est nouvelle et permet d’automatiser bien plus de choses qu’avant, d’où un énorme potentiel de diffusion. Et d’incertitudes. De plus, les grands modèles de langage se sont répandus extrêmement vite lors d’une première vague. Cela parce qu’OpenAI, Microsoft et Google ont mis cette nouvelle technologie à disposition sur leurs plateformes, sous forme d’agents conversationnels (chatbots) faciles à utiliser, auxquels des milliards de personnes recourent chaque jour. L’IA est donc déjà très répandue alors qu’en général – comme je l’ai dit précédemment –, cet essor prend bien plus de temps. Un tel rythme comporte certains risques, car il laisse très peu de temps aux personnes touchées pour s’adapter. On le constate par exemple avec la traduction, dont la demande s’est effondrée.
Vous attendez-vous à ce que ce rythme se maintienne ?
La question décisive est : combien d’obstacles s’opposent maintenant à une diffusion encore plus large de l’IA ? On sait qu'elle a besoin de masses de données pour fonctionner de manière vraiment fiable. Les grands modèles de langage ont pu s’appuyer sur un énorme corpus de textes pour apprendre à écrire et à traduire. Difficile de savoir si l’on dispose d’autant de données dans d’autres domaines. Sans oublier que les spécialistes capables de développer de tels modèles d’IA sont extrêmement rares et que l’on ne parvient pas à obtenir des puces informatiques en quantité suffisante. Pour ces raisons, l’évolution sera peut-être moins rapide que le suggérait la première vague d’IA.
Même si cela prend plus de temps qu’on l’imaginait, l’IA va bouleverser de nombreux métiers. Lesquels en particulier ?
Les activités telles que la programmation simple, la génération d’images et le classement sont fortement touchées. Ce sont des professions comme le journalisme, la correction, l’enseignement de langues, la fiscalité, la conception web. En ce qui concerne les cours de langues, on peut se demander quelle importance aura désormais l’enseignement d’une autre langue aux enfants, à l’école, s’il suffit d’un gadget dans l’oreille pour se faire comprendre automatiquement dans toutes les langues.
Et quelles activités sont moins touchées ? Quels sont les secteurs et métiers les plus pérennes ?
Les métiers créatifs qui exigent une pensée critique et contextuelle, ou dans les domaines de la science des données et de l’informatique. Par exemple la programmation, mais pas basique : celle qui est nécessaire à l’IA. Les valeurs sûres sont, en principe, les métiers dans la santé et l’éducation, contrairement aux activités liées aux langues. Les professions dans l’hôtellerie et la restauration ou le nettoyage sont également sûres, car elles requièrent une réflexion contextuelle et ne peuvent être que partiellement déléguées à des ordinateurs ou des robots. Sans oublier, évidemment, tous ces métiers en rapport avec le style de vie ou le conseil, qui restent très demandés.
Et ceux qui sont liés à la transition vers les énergies renouvelables ?
Oui, aussi. Par exemple l’installation de chauffages et de panneaux solaires. Ces métiers sont ceux dont les offres d’emploi restent en ligne le plus longtemps, en Suisse. Ils sont typiquement masculins, alors un potentiel existe pour que davantage de femmes s’y intéressent. L’ingénierie est également une valeur sûre, tout comme de nombreux métiers artisanaux.
Dans des domaines tels que la recherche, les gens utiliseront probablement l’IA pour devenir plus efficaces. Elle permet entre autres de rédiger des rapports beaucoup plus rapidement, d’où un gain de temps pour faire d’autres choses parfois plus intéressantes, comme présenter les résultats de la recherche. Cette « augmentation » ou amélioration du travail par l’IA recèle un grand potentiel de productivité, notamment dans le conseil ou d’autres domaines qui verront sans doute la création de nouveaux emplois.
Vous ne vous attendez donc pas à une baisse généralisée du travail à cause de l’IA.
L’IA va faire des gagnantes et gagnants, mais aussi des perdantes et perdants sur le marché du travail. Pourtant, elle ne va vraisemblablement pas entraîner une baisse généralisée du travail. Il y a dix ans, on frémissait devant la numérisation, on craignait qu’elle nous prenne notre travail. C’est aujourd’hui l’inverse qui prévaut : nous voilà à espérer que la numérisation contribuera à remédier à la pénurie de personnel qualifié, par exemple dans le domaine des soins, où la main-d’œuvre fait défaut et où la qualité baisse. Nous manquerions de travail si l’IA permettait immédiatement un immense gain de productivité. Or, celle-ci s’accompagnerait d’une hausse des revenus. On devrait plutôt veiller à ce que les bénéfices ne finissent pas entre les mains de quelques-un-e-s, mais soient redistribués et profitent à toutes et tous.
Katharina Wehrli travaille en tant que journaliste indépendante, rédactrice et relectrice à Zurich.
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