Profitant d’une manifestation organisée par « Reprenons la ville » à la mi-octobre de l’année dernière, les militant-e-s du collectif Quartier libre se sont concrètement approprié-e-s deux maisons vides de longue date ainsi que les terrains en friche qui les entourent, dans le quartier yverdonnois de Clendy-Dessous, créant ainsi la deuxième ZAD de Suisse. Deux mois et un peu plus, c’est le temps qu’a tenu ce lieu au carrefour de multiples luttes.
Zone à défendre
Notre-Dame-des-Landes, au nord de Nantes est certainement la ZAD la plus emblématique. L’acronyme désignait à l’origine des « zones d’aménagement différé », créées par le législateur français pour sortir de la spéculation immobilière des terrains destinés à des projets d’utilité publique. Les trois lettres prirent leur sens de « zone à défendre » dès le début des années 2010, lorsque des citoyen-ne-s s’opposèrent à l’aéroport prévu, au nom de la défense de l’environnement et du droit des populations locales à décider de l’avenir de leurs territoires. En ce moment même, dans le village allemand de Lützerath, des terrains sont occupés pour empêcher l’extension des mines de charbon. La ZAD de la colline — la première ZAD de Suisse — fut quant à elle active d’octobre 2020 à mars 2021, à Eclépens (VD). Les militant-e-s avaient investi les lieux pour protester contre l’extension de la carrière exploitée par le groupe Lafarge Holcim. Elles et ils dénoncent les atteintes à la biodiversité de la colline du Mormont (classée à l’inventaire fédéral des paysages) les logiques extractivistes et le recours massif au béton dans la construction. La lutte occupationnelle : un moyen de pression politique efficace pour faire abandonner un projet d’aménagement ?
Densité ?
Dans le futur quartier de Clendy-Dessous sont prévus neuf immeubles, conçus pour abriter logement et magasins, ainsi qu’un parking de 170 places. « Les politiques justifient de nouveaux logements par l’augmentation démographique alors que ceux qui restent vides ne sont pas attribués », commence Thimotée, activiste résidant à Clendy-Dessous. Le collectif a en effet enquêté : sur le périmètre de la ville, quelques 167 logements ne seraient pas habités. « L’immobilier est soumis à une spéculation effrénée. Les gens ont besoin d’un toit, pas de projets démesurés qui contribuent à une hausse des loyers brutale pour les classes populaires. »
À tort ou à raison, les militant-e-s estiment logique d’occuper des bâtiments vides destinés à être détruits. Or, cette démarche a brusqué les nombreuses parties en présence, jusqu’à la municipalité à majorité de gauche qui n’a pas soutenu leurs revendications. Les zadistes ont pris contact avec les propriétaires des parcelles, afin de leur proposer un contrat de prêt à usage. Celui-ci prévoit le défraiement des charges liées à la consommation d’eau et d’électricité contre le droit d’habiter les locaux jusqu’au début des travaux de rénovation ou de démolition. La réponse : une assignation en justice pour violation et atteinte à la propriété privée. Les risques légaux et financiers encourus ont persuadé les militant-e-s de quitter les lieux à la fin décembre, sans chercher la confrontation avec la justice.
Autonomie
Difficile, lors d’une visite à la mi-décembre, de se faire une idée du nombre de militant-e-s présent-e-s à Clendy-Dessous, mais une véritable communauté s’y était mise en place. Le groupe a fluctué — et fluctue encore — au gré des engagements et disponibilités de chacun-e. Leurs identités, que l’usage du langage inclusif tend à lisser, se cachent derrière des noms d’emprunt, voire un « on » ou un « nous » qui englobe des profils variés, mais unis dans les luttes à l’extrême gauche.
Issu-e-s de la mouvance autonome et anarchiste, anticapitaliste et altermondialiste, les zadistes d’ici ou d’ailleurs s’installent dans un lieu pour construire des alternatives résolument tournées vers l’écologie radicale. Mais pas que. « Nous testons des modes de vie, expérimentons une autre forme de société. La ZAD nous permet de créer un lieu où être soi-même et vivre ensemble en dehors des normes sociales dominantes », explique Noisette, une personne à l’identité fluide. L’occupation n’est donc pas uniquement défensive.
Reprendre la ville
Au-delà du projet spécifique à Clendy-Dessous, le territoire représente l’enjeu de la ZAD. À qui appartient le sol ? Et qui décide de son aménagement ? « Les propriétaires et les promoteurs sont les grands gagnants de la planification urbaine. Ils la construisent et la gèrent selon leurs intérêts de riches. Nos villes sont devenues des lieux de vitesse à deux ou quatre roues, construites par des hommes pour d’autres hommes, dans un souci d’accès facilité à la consommation. Où jouent les enfants ? Où les personnes âgées peuvent-elles se reposer ? », interroge Noisette. Derrière le vocabulaire radical pointe la question de qui décide de nos lieux de vie. « Nos habitats sont dessinés sur le modèle de la famille hétérosexuelle avec deux emplois. Nos modes de vie sont profondément contraints, mis en boîte dans des infrastructures périmées avant même qu’elles ne sortent de terre par la volonté d’une couche très mince de privilégié-e-s. Nous voulons ouvrir d’autres futurs possibles. »
Comment créer une alternative lorsqu’aucune réponse n’est attendue ni de la part des autorités politiques ni de celle des institutions ? Certaines coopératives d’habitant-e-s tentent de relever les défis actuels du logement en milieu urbain. À l’image de la coopérative sociale d’habitation le Bled, par exemple, qui a répondu à l’appel d’offres à investisseurs lancé par la commune de Lausanne lors de la mise à l’enquête de son gigantesque quartier des Plaines-du-Loup. Le but de ses membres : sortir le logement de la spéculation, s’adapter aux nouvelles formes de vie et de ménages, mutualiser les espaces, bannir les places de parc et, à terme, relocaliser la production de nourriture avec le développement d’une coopérative agricole. « L’inflexion va dans la bonne direction, certes, mais à notre sens, ces projets ne remettent pas en question les vieilles logiques à l’œuvre. C’est du béton, de la densification et du chacun pour soi ! Les enjeux cruciaux de l’urbanisme ne sont jamais soumis aux habitant-e-s, qui peuvent tout au plus demander à déplacer un mur porteur ! La protestation reste à nos yeux le seul moyen d’exprimer nos besoins de justice climatique et sociale ! », conclut Thimotée.
Se politiser pour protester
Les activistes préfèrent construire un autre lieu où, selon leur charte « horizontale », « les règles de domination étatiques et capitalistes sont abolies, où une forme sociale est testée et vécue, dans l’idéal du bien commun ». Elles et ils avaient aménagé un jardin cultivé en permaculture, des scènes culturelles et des repas populaires gratuits pour faire essaimer d’autres imaginaires. Ou encore organisé des assemblées populaires tous les lundis, dans l’espoir de rameuter les voisin-e-s et les passant-e-s. Avec un succès mitigé !
Les zadistes ont donc quitté les lieux, « avec tristesse et rage, mais avec la conviction que notre stratégie est la bonne », selon leur communiqué. Certain-e-s ont retrouvé un toit dans d’autres milieux militants, dont celui de l’espace autogéré du Molino à Lugano, lequel vient de rouvrir malgré l’évacuation musclée de l’été dernier. La lutte pour des lieux de vie qui nous ressemble, pour revendiquer des bâtiments écologiquement vertueux et des quartiers vibrant à l’échelle de nos solidarités, dépasse largement les murs évacués des ZAD. Cette mise en mouvement vers une expérimentation de ce que veut dire une ville vivante, écologique et sociale dessine les contours de ce qui pourrait se transformer, finalement, en une zone à désirer.