Des collègues avaient leur bureau dans un petit bâtiment dont le propriétaire est décédé. Son mandataire leur a proposé de le racheter. L’évaluation réalisée par l’Association des propriétaires fonciers représentait une somme colossale pour une bicoque qui avait besoin de rénovations, même à Zurich. L’ancien secteur ouvrier où elle se trouve a subi une forte pression à la hausse, liée au nouveau quartier d’affaires «Europaallee» des CFF. L’évaluation de la banque était nettement inférieure. Les deux chiffres ont intrigué mes collègues, qui ont fait quelques calculs. Comme l’explique l’un d’eux, «la banque a estimé la valeur réelle du bâtiment, alors que l’Association des propriétaires fonciers s’est basée sur le prix du marché pour le sol.»
Contrairement à un bien manufacturé, le sol est non reproductible, forcément rare dans les endroits attrayants. On le considère malgré tout comme une marchandise, ce qui accroît sans cesse sa valeur, parfois énormément. Dans le quartier zurichois qui abrite le bâtiment de mes collègues, le prix du mètre carré a presque doublé depuis 2020, pour atteindre le montant ahurissant de 42 510 francs. Même les personnes disposant d’un revenu et d’une fortune dans la norme ne peuvent plus se permettre d’acquérir du terrain quand il est convoité à ce point. La pression à la hausse fait en outre exploser les coûts de la location résidentielle ou professionnelle.
Un sol pas transparent
Dans de nombreuses grandes villes, les bâtiments et le sol sur lequel ils sont construits sont aux mains de propriétaires institutionnel-le-s, ainsi que l’a révélé une enquête coordonnée à l’échelle internationale. Pour la Suisse, les journalistes de «Bajour» et «Reflekt» ont montré, avec l’exemple de Bâle, que de plus en plus d’immeubles urbains appartiennent à des caisses de pension, banques et assurances: elles possédaient près du tiers du patrimoine immobilier en 2021. Guère transparents, les registres fonciers n’aident pas les recherches. On pourrait se figurer que les responsables politiques ont intérêt à savoir qui détient quel terrain, mais on constate vite que l’inverse prévaut: il est par exemple impossible d’apprendre quels immeubles zurichois appartiennent intégralement à UBS. Le registre est consultable seulement pour certaines parcelles et les informations sont strictement limitées. En outre, aucune obligation de diligence ne s’applique aux transactions immobilières et foncières, alors que cela est devenu la norme pour les opérations bancaires dans le cadre de la stratégie «argent propre»: le personnel des banques doit déterminer l’origine des fonds et communiquer tout soupçon de blanchiment.
Pas d’obligation de diligence
Or, ces obligations sont inexistantes quand des biens immobiliers ou des terrains changent de mains par l’intermédiaire d’avocat-e-s. Martin Hilti, directeur de Transparency International Suisse, rappelle inlassablement que l’immobilier est un secteur à haut risque de blanchiment et que la portée de la législation en la matière est bien trop restreinte dans notre pays. Toute personne physique ou juridique impliquée dans des transactions immobilières devrait être soumise à une obligation de diligence, comme dans l’Union européenne. Pas en Suisse, où le lobby parlementaire des juristes bourgeois a toujours fait rempart avec succès jusqu’à présent. En cas de soupçon de blanchiment, il est donc possible de fermer les yeux en toute légalité.
On cherchera aussi en vain un registre des ayants droit économiques des entreprises: mener des investigations sur les sociétés immobilières revient à tâtonner dans le noir. En résumé, la Suisse offre de très bonnes conditions pour placer de l’argent – d’où qu’il vienne – dans l’immobilier.
Construire davantage ne résout rien
Dans ces conditions et même dans le respect de la loi, les particuliers et locataires souhaitant acquérir leur logement ou leurs locaux professionnels sont défavorisé-e-s. Parmi elles et eux, beaucoup accomplissent un travail d’importance systémique, que ce soit dans des maisons de retraite, des hôpitaux, des crèches, des jardins d’enfants ou encore des entreprises de nettoyage. Ces personnes sont de plus en plus souvent refoulées hors des villes, car lorsque les caisses de pension, fonds, assurances, banques et groupes immobiliers achètent des bâtiments, ils démolissent en général les logements bon marché pour en construire de nouveaux, bien plus chers, fréquemment avec une plus grande surface habitable par personne. Construire davantage n’est donc pas la panacée face à la pénurie de terrains et à la crise du logement. En d’autres termes, davantage d’habitations et une densité urbaine plus forte ne sont pas nécessairement synonymes de logements abordables et de personnes plus nombreuses à habiter sur un sol rare. Quand les biens immobiliers et le terrain se vendent selon la logique du marché – et c’est le cas –, leur prix augmente considérablement, déjà parce que la valeur du sol croît à mesure qu’il se raréfie. La dynamique en question nuit à toute personne qui perd son logement et doit en trouver un autre. Celles et ceux qui ont pu acheter ou ont hérité d’une maison, ou qui habitent dans une coopérative d’habitation d’utilité publique ont de la chance.
Résidences secondaires et surface habitable par personne en plein essor
L’écart se creuse entre les personnes qui ont besoin d’un logement et celles qui possèdent une maison avec terrain. On le voit dans les statistiques, notamment celles sur la pauvreté. Les chiffres récemment compilés par l’économiste Frank Bodmer pour la caisse de pension Pensimo sont éloquents: ils montrent par exemple que le nombre de logements en Suisse a plus que doublé entre les années 1970 et 2020 (passant de 2,2 à 4,6 millions). Pendant cette même période, la population a augmenté de moins de la moitié (de 6,19 à 8,67 millions de personnes). Comment la crise du logement peut-elle s’aggraver alors que l’on constate un surplus de logements? Frank Bodmer a déterminé que quinze pour cent des logements du pays, soit 700 0000, ne sont pas des ménages. Sachant que par définition, chaque ménage privé correspond à un logement, nous avons ici affaire à des résidences secondaires et à des logements vides. Malgré leur nette augmentation depuis 1970, on n’en entend presque plus parler depuis l’introduction de la loi sur les résidences secondaires.
Même chose avec la surface habitable moyenne par personne ou famille: la pression foncière devrait nous inciter à la réduire, mais c’est tout le contraire. Comme l’écrit Frank Bodmer, «outre les unités résidentielles disponibles par personne, la surface habitable moyenne a également augmenté ces dernières décennies. Elle est passée d’un peu moins de 30 m2 en 1980 à 46,3 m2 en 2020.» Le chiffre n’inclut pas les résidences secondaires.
Des personnes déracinées même en région de montagne
Force est de constater que l’on construit sans relâche et sans vergogne sur un sol rare. Souvent des résidences secondaires et luxueuses, dont la population active et les autochtones bénéficient peu, voire pas du tout. On le voit dans les régions touristiques, où l’éviction est aussi courante qu’en ville. Toujours plus de gens souffrent de l’envol du prix des terrains, de l’expansion des sociétés immobilières avides de rendement, de la concurrence de celles et ceux qui ont les moyens d’acheter des résidences secondaires ou de luxe. Ainsi, des personnes âgées profondément enracinées en Engadine ont récemment dû quitter la vallée parce que leur immeuble a été vidé de ses locataires. À St-Moritz, bien que très apprécié, l’animateur de jeunesse n’a pas trouvé de logement abordable après la rupture de son bail pour reprise des lieux. Il est donc retourné vivre en plaine.
Les modifications législatives actuelles renforcent cette tendance. Ainsi, le Conseil national vient d’assouplir la loi sur les résidences secondaires: désormais, les maisons construites selon l’ancien droit pourront être démolies et rebâties plus grandes. Et il sera possible de transformer la moitié de ces nouveaux logements en résidences secondaires. Voilà encore une incitation à raser les logements abordables existants.
La loi renonce à la durabilité
En Suisse, la propriété – notamment foncière – est taboue (à l’inverse, par exemple, de l’Allemagne, où l’usage de la propriété doit contribuer en même temps au bien de la collectivité). D’autres décisions prises récemment dans la Berne fédérale renforcent ce dogme: outre la loi sur les résidences secondaires, celle sur l’aménagement du territoire vient d’être assouplie. Alors que l’Initiative paysage exigeait la garantie que, sur un territoire, l’on sépare les parties constructibles de celles qui ne le sont pas, le Parlement a décidé précisément l’inverse pendant sa session d’automne. Comme le déplore Heribert Rausch, spécialiste du droit de l’environnement et membre du comité d’initiative, la possibilité de bâtir dans des zones non constructibles est officiellement ouverte. Malgré cela, l’Initiative pour le paysage a été retirée, au grand dam de M. Rausch et d’une minorité de l’association de soutien. Le Parlement a de surcroît modifié le droit du bail, en faveur des propriétaires qui peuvent maintenant expulser plus facilement les locataires au motif de la reprise des lieux pour propre usage. Ou encore empêcher toute forme de logement communautaire durable grâce à un traitement plus strict de la sous-location.
Mais revenons au sol et à un aspect intrinsèque de ce dernier: en posséder permet de gagner gros sans lever le petit doigt. On parle de «rente foncière». Le profit résulte en partie de l’augmentation de la valeur foncière pour cause de rareté et forte demande, mais aussi de ce que la collectivité paie pour valoriser le sol. Par exemple en l’aménageant, en fournissant des services comme des écoles et des équipements sportifs. Le média en ligne «Republik» évoque la distribution invisible de milliards de francs au bénéfice de la propriété foncière. Du bas vers le haut, des locataires aux propriétaires, c’est-à-dire de celles et ceux qui travaillent vers celles et ceux qui détiennent le capital. Alors que la baisse des intérêts hypothécaires aurait dû faire diminuer sensiblement les loyers ces dernières années, rien de tel ne s’est produit. Les locataires qui n’ont pas réagi ont vu leur loyer stagner, voire augmenter en cas de changement. L’économiste Frank Bodmer le résume sobrement: «Les vingt années passées ont été très fructueuses pour les propriétaires de biens immobiliers.»
Le foncier reste rentable
Selon la conseillère nationale socialiste Jacqueline Badran, l’achat de terrain s’avère toujours rentable à long terme. L’économiste et entrepreneuse enjoint les autorités, en particulier les communes, à acquérir autant de terrains et de biens immobiliers que possible. Cela stabiliserait les loyers à un niveau acceptable sur la durée. Il y a dix ans, le Parti socialiste du canton de Zurich dénonçait la pénurie de terrains et de la redistribution croissante du bas vers le haut en matière de propriété foncière. Le parti demandait aux communes de s’engager davantage pour construire des logements d’utilité publique et formulait déjà l’idée d’un droit de préemption. Depuis lors, Lausanne s’est dotée de ce droit et d’autres villes devraient s’y mettre. À Zurich, la population a récemment voté pour augmenter le budget dévolu à l’achat de biens immobiliers.
Malgré tout, il reste des propriétaires qui se soucient de la durabilité de leur sol et de leurs bâtiments, même après une vente. Ils refusent de suivre aveuglément les recommandations de prix de l’Association des propriétaires fonciers, purement orientées vers le marché. Tel est le cas du mandataire qui devait vendre la maison dans laquelle travaillent mes collègues. Il la leur a cédée au prix qu’ils avaient calculé et considéré comme approprié, très proche de l’estimation de la banque. Si cette somme avait été dictée par la logique du marché, le niveau des loyers aurait été inabordable. Au point qu’ils auraient dû renoncer à ce lieu de travail.