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07.06.2023 par Valerie Thurner

Un système de paiement mobile qui facilite la vie

Au Kenya, M-Pesa a révolutionné le quotidien de millions de personnes. Ce système de paiement mobile simplifie l’accès aux ressources financières, en particulier pour les femmes. Son fournisseur en profite grandement, lui aussi.

Article du thème Inclusion Financière
Illustrations: Claudine Etter

Assise derrière des piles de choux, ses dreadlocks décolorées bien attachées, Monica Njeri attend sa clientèle. En ce pluvieux matin d’avril, le calme règne encore sur le marché de Kibera, l’un des plus grands bidonvilles d’Afrique, à Nairobi, la capitale du Kenya. Mme Njeri vend des légumes avec sa mère. Cette trentenaire fait partie des Kényanes et Kényans titulaires d’un diplôme universitaire, mais dont la plupart se retrouvent sans perspective sur un marché du travail asséché. «Nous espérons qu’un jour, une porte s’ouvrira sur un emploi correspondant à mes qualifications», glisse-t-elle, confiante. Les légumes proviennent de petites exploitations de la région du mont Kenya ou de la Tanzanie voisine. Comment Monica Njeri effectue-t-elle ses transactions à distance? Tout simplement avec son téléphone portable, et plus précisément la plateforme de paiement M-Pesa: «M» pour mobile et «Pesa» pour argent en swahili, la langue nationale. Elle paie ses intermédiaires sur place et en quelques clics pour les achats dans les fermes, le transport et leur commission. Auparavant, sa grand-mère et sa mère accomplissaient le long et difficile trajet jusqu’aux agricultrices et agriculteurs ou envoyaient quelqu’un avec de l’argent liquide. Personne ou presque n’avait de compte en banque. Encore moins à la campagne. 


M-Pesa, une banque qui n’en est pas une 

Quand, en 2007, l’entreprise de télécommunications Safaricom a introduit M-Pesa, le transfert d’argent virtuel a révolutionné le quotidien de millions de Kényan-e-s. Alors qu’à peine dix pour cent des personnes majeures disposaient d’un compte bancaire, tout le monde a soudain pu envoyer et recevoir des fonds en quelques secondes. Par exemple depuis la capitale jusqu’au village où habite la famille, à des centaines de kilomètres. Ou pour payer des frais de scolarité sans faire la queue pendant des heures au guichet d’une banque. Avec le slogan «banking the unbanked» et sans licence bancaire, Safaricom a fourni des outils de paiement formels à une grande partie de la population. Pour cela, l’autorité bancaire kényane lui a délivré une permission spéciale. 
Initialement simple service de transfert d’argent par le réseau téléphonique, M-Pesa est devenu au fil du temps une plateforme financière numérique qui propose différentes prestations: on peut aujourd’hui accéder à des crédits, régler des factures ou effectuer des virements internationaux, entre autres. M-Pesa fonctionne désormais aussi via une application et s’intègre parfaitement aux systèmes des banques et d’autres opérateurs de téléphonie mobile. Presque tous les ménages l’utilisent pour à peu près tout, des factures d’électricité aux achats au supermarché, des réservations de vols au versement de primes d’assurances... 


Des milliers d’agent-e-s 

Aussi bien dans la capitale que dans les agglomérations, le vert Safaricom est devenu incontournable au point de faire partie du décor. Des rangées entières de bâtiments arborent le logo du géant de la téléphonie mobile, dont le succès commercial tient largement à l’omniprésence dans la vie quotidienne. Cela a nécessité des milliers d’agent-e-s M-Pesa, qui font à peu près le travail des automates où l’on peut déposer ou retirer des espèces. Sauf que M-Pesa n’est pas une banque et que les agent-e-s fournissent ce service pour leur propre compte, moyennant une commission. 
L’une d’elles est Lydia Awuor. Elle aussi travaille à Kibera. Chaque jour sauf le dimanche, du matin tôt jusqu’à tard le soir, elle est assise dans sa petite boutique. «L’activité est très volatile, une bonne journée peut amener quarante personnes.» Avec ses revenus, cette femme dans la mi-vingtaine contribue à la scolarisation de ses cinq jeunes frères et sœurs, trois cents kilomètres plus à l’ouest, près du lac Victoria. Pour une transaction d’une quarantaine de francs, les frais s’élèvent à une trentaine de centimes. L’agent-e en reçoit à peu près la moitié, Safaricom garde le reste à titre de commission et de taxe pour l’État. Dans les villes du Kenya, on compte une agence M-Pesa tous les dix à vingt mètres en moyenne; elles seraient environ deux cent mille à travers tout le pays. «Il y a maintenant beaucoup trop», déplore Lydia. «Et depuis que Safaricom a réduit les commissions il y en a deux ans, c’est à peine si le travail est rentable.» 


Petit crédit via les réseaux sociaux 

Dans l’ensemble, M-Pesa a toutefois profité aux femmes kényanes. Par exemple à Elisabeth Ondego: «Voilà cinq ans, mon fils aîné devait passer son examen d’État et je n’avais pas un sou, alors je n’en dormais plus.» Une idée brillante lui est venue pendant une de ces nuits d’insomnie. À un groupe de femmes sur Facebook, elle a spontanément demandé lesquelles seraient intéressées par la création d’une tontine en ligne et par le virement quotidien de cent shillings (environ septante centimes) via M-Pesa. La tontine, appelée «table banking» au Kenya, est une stratégie bien établie pour les prêts informels. Les personnes d’un groupe déterminé épargnent des montants convenus et accordent une avance à chaque membre, à tour de rôle. Cela aide en particulier les femmes touchées par la pauvreté. Au Kenya, il est difficile d’obtenir un prêt bancaire et les taux d’intérêt sont élevés. Les femmes subissent une discrimination supplémentaire, car le droit de succession ne leur permet guère de posséder des terres, qui pourraient être laissées en gage aux banques. La tontine contribue à remédier à cette situation. 
L’idée d’Elisabeth Ondego s’est concrétisée en un rien de temps: «Je n’en revenais pas: le lendemain matin, plus de trois cents femmes avaient envoyé le montant et mon fils a pu se présenter à l’examen d’État, en tant que premier bénéficiaire de prêt du groupe nouvellement créé.» Sans M-Pesa, il aurait été impensable de mettre en place aussi vite une tontine virtuelle: les femmes impliquées sont parfois très éloignées, beaucoup font même partie de la diaspora. Aujourd’hui, Mme Ondego administre un réseau de plus de 2400 femmes. Les avances les aident à faire face aux imprévus et aux urgences, mais également à lancer de petites entreprises ou à déployer celles qu’elles ont déjà. Ainsi, un prêt a permis à l’une d’elles d’ouvrir un petit restaurant, tandis que d’autres acquièrent collectivement des terres. On trouve désormais au Kenya des milliers de tontines en ligne de ce genre. «Beaucoup de femmes comme moi ont pu s’extraire de la pauvreté grâce à ce concept», affirme Mme Ondego, qui a pu se construire une maison dans une banlieue modeste de Nairobi. 


Les zones d’ombre du monopole
 
Selon la Banque mondiale, près de huit adultes kényan-e-s sur dix disposent actuellement d’un compte bancaire, notamment grâce à M-Pesa. Certaines études considèrent que le système de paiement mobile a bel et bien contribué à la lutte contre la pauvreté, ainsi que le laisse entendre Elisabeth Ondego. L’extrême pauvreté aurait diminué de deux pour cent. Le ministère britannique du Développement international (DFID) – bailleur de fonds de la première heure de M-Pesa – est d’un autre avis, lui dont une étude conclut à l’inefficacité de la plateforme dans cette lutte. Des critiques visent en outre les nouveaux problèmes que le système pourrait engendrer, par exemple l’endettement. Avec M-Pesa, rien de plus simple que de se lancer dans des paris sportifs, transférer de l’argent à des prédicateurs de télévision douteux ou contracter des petits crédits à des conditions défavorables. La position monopolistique de Safaricom pose également problème: on estime que près de la moitié du produit national brut kényan passe par M-Pesa. Ce sont donc les sociétés de télécommunications elles-mêmes qui profitent le plus de l’argent mobile. Un risque supplémentaire tient au fait que Safaricom, entreprise privée, possède l’infrastructure numérique publique pour l’argent la plus puissante de la région. Une défaillance de la plateforme paralyserait toute l’économie du Kenya. 
Pour la population, toutefois, les avantages du système de paiement mobile l’emportent sur ses inconvénients. Sans d’importantes sommes en espèces sur elle, Monica Njeri, notre vendeuse de légumes, se sent aussi plus à l’aise. «L’argent est en sécurité», sourit-elle en tapotant sur la poche de son tablier où est rangé son téléphone mobile. Son porte-monnaie virtuel.

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