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12.06.2024 par Roland Fischer

«Nous devons bien comprendre ce que signifie se trouver au début de la chaîne d’approvisionnement»

La notion de responsabilité globale peut avoir des conséquences locales imprévues. Felix Ahlers, le fondateur de Solino, revient sur le nouveau règlement européen contre la déforestation. Il nous explique en quoi celui-ci pourrait nuire à de petites productrices et petits producteurs de café en Éthiopie.

Article du thème Global - Local
Photo: màd
Felix Ahlers préside le conseil d’administration de Frosta, productrice allemande d’aliments surgelés. Cuisinier de formation, il a lancé en 2003 la «loi de pureté originale de Frosta», par ­laquelle l’entreprise familiale s’est engagée à renoncer intégralement aux additifs. En 2008, après un congé sabbatique de sept mois en Afrique, il a eu l’idée d’importer en Allemagne du café équitable cultivé et transformé en Éthiopie. Solino a vu le jour en Allemagne en 2019. En Suisse, son café est distribué par Claro. 

moneta: Felix Ahlers, vous avez fondé Solino il y a une quinzaine d’années, afin d’importer du café tout en maintenant la valeur ajoutée dans le pays d’origine. Comment cela a-t-il commencé? 
Felix Ahlers Le hasard y est pour beaucoup. Lors d’un séjour en Éthiopie, j’ai rencontré plusieurs personnes qui travaillaient dans le secteur du café. Elles m’ont expliqué que je ne pouvais pas les aider simplement en achetant leur marchandise. La pression des cours du marché mondial sur les prix était telle que même la rémunération du commerce équitable faisait peu de différence. Mais dès le moment où les productrices et producteurs peuvent bénéficier de la valeur ajoutée de chaque étape de transformation, par exemple la torréfaction et l’emballage, les choses changent. 

Et pourquoi l’Éthiopie en particulier? 
Les conditions étaient bonnes. Comme on boit beaucoup de café en Éthiopie, il existait déjà un important marché sur place ainsi que des filières locales de production et de torréfaction. 

Rien ne s’opposait donc à la création de Solino? 
Si, car l’Allemagne appliquait alors un droit de douane de trente pour cent sur les produits transformés. L’idée était d’importer des matières premières à bas coût qui seraient ensuite transformées sur territoire allemand. Nous avons dû beaucoup discuter, notamment avec le ministère de la Coopération économique. Nous avons démontré qu’il aurait été illogique d’envoyer des fonds de développement en masse dans des pays défavorisés tout en entravant leurs ­exportations. J’ignore à quel point cette argumentation a pesé, mais en tout cas, ces taxes d’importation ont soudain été abrogées pour les pays les plus pauvres. 

Voilà comment Solino est devenue florissante. Pourtant, son avenir est menacé. Expliquez-nous pourquoi. 
Nous importons chaque année quelque 200 tonnes de café transformé d’Éthiopie et souhaitons continuer à nous développer. Or, le nouveau règlement européen contre la déforestation nous met des bâtons dans les roues: il impose de garantir que tout produit vendu dans l’UE provient de régions qui n’ont pas été déforestées après 2020. L’intention est bonne, mais la mise en œuvre mal ficelée. Le fardeau de la preuve incombe totalement aux productrices et producteurs. Une charge bien trop lourde pour les très petites exploitantes et petits exploitants avec qui nous collaborons. 

Justement: faites-vous confiance à vos productrices et producteurs à ce sujet? 
Oui, et c’est là que réside l’absurdité. Nous travaillons avec des gens qui cultivent le café de manière traditionnelle et respectueuse de la forêt et non dans des plantations résultant du déboisement. Il existe bien quelques grands producteurs en Éthiopie, mais la plupart des quelque quatre millions de caféicultrices et caféiculteurs ont de petits champs. Nous achetons aussi à des coopératives, ce qui empêche de déterminer de la provenance exacte de tel ou tel café. 

Qu’arrivera-t-il si le règlement entre en vigueur sous sa forme actuelle? 
Le pire scénario serait que les petites structures soient évincées du marché et que de grandes exploitations de café prennent leur place, simplement parce que les premières ne peuvent pas fournir les justificatifs ­requis. 

Quelles seraient les conséquences pour Solino? 
Nous avons huit mois devant nous, et la mise en œuvre de l’ordonnance peut encore être reportée. Nous réfléchissons à la meilleure façon de procéder avec notre torréfacteur en Éthiopie. Peut-être devrons-nous commencer par nous focaliser sur quelques coopératives, mais nous resterons en tout cas sur place. Il serait insensé de priver le pays de son principal marché pourvoyeur de devises. 

Les ministères européens concernés ont-ils conscience de la gravité de la situation? 
Je crois que oui, mais on continue de chercher une solution à ce casse-tête. Il me semble important que nous prenions nos responsabilités et empêchions autant que possible la déforestation. Mais nous devons bien comprendre ce que signifie se trouver au début de la chaîne d’approvisionnement. 

Qu’en pensent-elles justement? 
Beaucoup ont peur. Nous en employons 150 rien que chez nos fournisseurs. Imaginez à quel point il est difficile de leur ­expliquer que l’Europe, qui a détruit ses ­forêts il y a longtemps déjà, leur impose maintenant des directives presque impossibles à appliquer. 

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