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05.03.2025 par Roland Fischer

Il faut lancer le dialogue !

De nos jours, la médecine fait fréquemment plus de mal que de bien, même en Suisse. Certains examens et traitements inutiles sont plus risqués que bénéfiques. Pourtant, presque personne n’en parle, car le système de santé moderne récompense l’action et sanctionne la prudence.

Article du thème ARGENT ET SANTÉ
Photo : màd

Pour un peu, ça ferait penser à un complot. On sait que des hôpitaux et des cabinets médicaux effectuent trop de traitements, souvent sans réelle utilité, voire au détriment des patientes et patients... mais on refuse d’en parler. À un journaliste du quotidien alémanique « Luzerner Zeitung » qui lui demandait pourquoi on réalisait tant d’examens IRM superflus, l’orthopédiste Josef E. Brandenberg a répondu : « Beaucoup de facteurs entrent en jeu. Mettre cela sur le dos de la patientèle, des médecins, des hôpitaux ou de l’industrie à partir de suppositions non fondées serait incorrect. Mieux vaut attirer l’attention sur le problème et espérer une remise en question. »

D’accord, ne cherchons pas de boucs émissaires, mais la remise en question prendra du temps si l’on n’appelle pas les choses par leur nom. Où est donc le problème ? Le chiffre avancé par M. Brandenberg en montre l’étendue : d’après lui, on pourrait se passer de 80 pour cent des examens IRM en orthopédie. De quoi faire des économies, sauf que ce n’est pas qu’une question d’argent. Les examens IRM, en particulier, aboutissent souvent à des surdiagnostics : on y détecte des anomalies bénignes, ce qui incite à des traitements en conséquence. Ces derniers étant sans avantage, les effets secondaires pèsent d’autant plus lourd. Mieux vaudrait éviter cet emballement en remettant en question la conception fondamentale de la médecine moderne. Elle repose intégralement sur le mantra « on peut agir », alors que jusqu’au milieu du 20e siècle, tout tournait autour de l’entretien diagnostique, les traitements potentiels étant généralement limités. Le phénomène de surmédicalisation s’épanouit donc, en quelque sorte, entre médecins et patient-e-s, otages de leurs attentes mutuelles. Ne rien faire et regarder l’évolution, compter sur la capacité d’autoguérison ou espérer qu’un blocage se relâche : rien de cela n’est désormais considéré comme une mesure médicale légitime.

La routine médicale, une coûteuse fin en soi 
L’orthopédie n’est pas seule concernée : le phénomène se produit dans toutes les spécialités. Un récent article du mensuel étasunien « JAMA Internal Medicine » soulignait que, souvent, les personnes âgées atteintes de diabète sont traitées intensivement sans que cela soit utile. On rate donc de manière systématique le moment de cesser d’administrer les soins intensifs. Un commentaire qui accompagnait l’article énumère une série de raisons, à commencer par le manque de littérature spécialisée. Une foison d’études médicales démontrent l’efficacité de telle ou telle thérapie, certes, mais les investissements font défaut dans la recherche consacrée à ce que les autrices et auteurs appellent la « désintensification des services médicaux de routine ».

Faute de faits objectifs indiquant aux spécialistes la sortie de la thérapie active, que ce soit pour le « comment » ou le « quand », on s’y accroche, bien que la routine médicale soit depuis longtemps une (coûteuse) fin en soi. Étant donné l’absence de données factuelles, les spécialistes se querellent quant à l’ampleur réelle du problème. On sur-traite incontestablement dans tous les domaines, et cela de manière alarmante même si l’on dispose seulement d’approximations pour mesurer cette ampleur. Certaines estimations chiffrent à 52 pour cent la proportion d’électrocardiogrammes répétés inutiles, 60 pour cent les gastroscopies, 46 pour cent les tomodensitométries thoraciques, 70 pour cent les hystérectomies. Le comité d’expert-e-s chargé d’analyser l’évolution du système de santé allemand, en 2018, a qualifié la surmédicalisation de « problème médical et économique majeur ».

Paradoxalement, le grand potentiel d’économies qui apparaît ici pourrait constituer un obstacle supplémentaire. Dans son commentaire, la revue « JAMA » précise que la patientèle et le corps médical réagiraient fortement à l’interruption éventuelle de traitements pour des motifs de coûts. Les médecins préfèrent éviter de telles insinuations. Elles et ils s’accrocheront aux thérapies en cours plutôt que de conseiller à leurs patientes ou patients d’arrêter la prise de médicaments. Toutes les parties concernées ont désormais conscience que le système actuel crée de nombreuses incitations inopportunes, et le sentiment d’impuissance est palpable. Une autre étude affirme qu’aux États-Unis, 42 pour cent des médecins redoutent qu’un traitement moins intensif nuise à leurs indicateurs de performance. De plus, près d’un quart s’inquiètent de leur responsabilité juridique s’ils réduisent la médication.

Moins, c’est parfois plus 
Mais les choses changent. Des médecins reconnaissent de plus en plus l’urgence du problème, même en Suisse. L’association Smarter Medicine vise à réduire les traitements médicaux inutiles et à améliorer ainsi la qualité des soins de santé. L’une des mesures les plus efficaces consiste à demander à toutes les sociétés de disciplines médicales de publier une liste des cinq traitements les plus inutiles dans leur domaine. L’initiative américaine « Choosing Wisely », lancée en 2011, est un modèle en la matière. Son objectif est double : il s’agit à la fois de faire comprendre aux professionnel-le-s de la santé que « moins, c’est parfois plus », mais aussi d’encourager le dialogue entre praticien-e-s, patient-e-s et grand public.

Or, cela exige que les patientes et patients puissent discuter sur un pied d’égalité avec les médecins afin de trouver le bon traitement. Ce défi ne concerne pas que le mouvement « Choosing Wisely ». Peut-être suffit-il de donner aux personnes en traitement les moyens de poser des questions essentielles.

Une certitude : il faut lancer le dialogue ! La discussion entre médecin et patient-e semble généralement être la clé d’un meilleur traitement. Daniel Scheidegger, qui a participé à la création de Smarter Medicine, déplorait dans l’hebdomadaire alémanique « Schweizer Familie » qu’« aucun lobby ne soutienne vraiment la médecine de la discussion ». Cela contraste avec les puissants leviers politiques dont disposent les hôpitaux et l’industrie pharmaceutique.

M. Scheidegger met également la patientèle et les médias face à leurs responsabilités. Les reportages sur des sportives et sportifs de haut niveau et leurs blessures sont trompeurs quant aux capacités de la médecine ou aux attentes que l’on peut avoir à son égard. « Les médias nous apprennent au même moment qu’en faisant passer une IRM à telle ou tel athlète, les médecins ont diagnostiqué une rupture du ligament croisé et que l’opération aura lieu demain. » Daniel Scheidegger critique, à juste titre, le fait qu’on occulte totalement la question de savoir si cela est judicieux aussi pour les sportives amatrices et sportifs amateurs. Autrement dit, à la moindre douleur au genou, tout le monde exige de passer illico une IRM. L’offre et la demande n’arrangent rien : vu le nombre de centres de radiologie et d’orthopédistes disponibles, prendre rendez-vous pour l’examen est facile, puis l’opération se fait sans attendre. Et le tiroir-caisse tinte de tous côtés.

Lister les traitements absurdes ne suffit pas 
En Angleterre, les listes des cinq traitements les plus inutiles ont récemment fait l’objet de dispositions légales. Le service national de santé ne rembourse donc pas les frais quand les médecins continuent d’administrer ces traitements. On peut cependant se demander si cela ne nuit pas à certaines patientes ou à certains patients (qui ont peu de moyens, par exemple), pour lesquels un traitement figurant dans les listes aurait été tout à fait indiqué. Les autrices et auteurs du commentaire de la revue « JAMA » précisent qu’il est insuffisant d’identifier les « procédures de diagnostic uniques » les plus absurdes. Une bonne part des soins de santé consiste en des interventions médicales à long terme pour des maladies chroniques. Le plus urgent est donc de donner des recommandations sur la manière de mettre fin à ces interventions, ou en tout cas les réduire. Sinon, la machine médicale continuera simplement à tourner. Et la caisse à tinter et tinter encore.

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