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01.12.2017 par Barbara Bohr

L'argent a besoin de la collectivité

Le politologue et sociologue Roland Benedikter a écrit, en 2011, un livre essentiel sur l’activité bancaire sociale (ou «Social Banking»). De quelles banques s’agit-il, que proposent-elles et quel avenir M. Benedikter leur prédit-il?

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moneta: M. Benedikter, comment en êtes-vous venu à vous occuper de l’activité bancaire sociale ?
Roland Benedikter: Mon intérêt est né après la crise financière, devenue une crise économique mondiale. J’ai commencé à chercher de meilleurs modèles économiques et une perception alternative de l’argent. Du coup, je suis tombé sur les deux grandes organisations qui s’occupent d’activité bancaire sociale : l’INAISE (International Association of Investors in the Social Economy) et la GABV (Global Alliance for Banking on Values). Avec elles, j’ai fait des recherches pour le livre.

Existe-t-il une définition commune de l’activité bancaire sociale?
Rien que le sens de la dimension « sociale » varie souvent d’une organisation à l’autre. Il n’existe pas de définition commune et contraignante. On trouve tout de même des analogies: l’obligation de la «triple approche», c’est-à-dire le respect d’objectifs environnementaux, sociaux et économiques. Deux autres signes distinctifs des banques sociales sont leur grande transparence vis-à-vis de la clientèle et le fait qu’elles donnent davantage d’importance à l’évolution de la collectivité qu’à leur bénéfice.

Environ six ans après la première publication de votre livre, le monde a bien changé. Comment évaluez- vous la situation actuelle?
Les banques sociales ont connu une progression énorme ces dernières années, bien qu’elles continueront à n’avoir qu’une petite part de marché. Le sujet est devenu plus consensuel. Cela tient au fait que le contexte de la politique internationale a fondamentalement changé. D’une part, on peut observer un retour au capitalisme de spéculation classique. Avant la crise, on se concentrait sur des biens immobiliers et instruments dérivés; aujourd’hui, la spéculation s’opère surtout sur les denrées alimentaires et les biens de consommation ainsi que sur les interfaces entre les nouvelles technologies et le corps humain. Nous pouvons simultanément constater la disparition de la banque classique. En parallèle naissent de nouvelles technologies financières, par exemple les monnaies numériques. D’autre part, nous vivons une phase de renationalisation très intensive, qui émane des Etats-Unis de Donald Trump. Dans de nombreux domaines liés au commerce, les motivations sont de nouveau l’accaparement et l’instrumentalisation à des fins politiques, également dans le secteur financier, lequel redevient un facteur de pouvoir géopolitique.

Quel devrait être le rôle des banques orientées vers les valeurs dans ce contexte?
Elles veillent avant tout à la stabilité. Elles font partie des banques dont la qualité de remboursement est la plus élevée. Les entreprises qu’elles financent sont très sûres. La clientèle est particulièrement loyale. Je distingue plusieurs domaines d’action pour perfectionner l’activité d’un point de vue stratégique. Premièrement: proposer des microcrédits. Chez nous aussi, cela a du sens, par exemple pour des personnes défavorisées ou migrantes.
Deuxièmement: encourager tout ce qui respecte l’environnement. Pour moi, cela va jusqu’à l’utilisation des ressources de l’espace.
Troisièmement: se rapprocher du public grâce à des applications et à des médias sociaux, afin que la clientèle puisse communiquer directement avec sa banque et décider en toute conscience ce qui doit être fait avec son propre argent.
Quatrièmement: les banques sociales peuvent contribuer à améliorer la connaissance de l’argent et des valeurs morales qui s’y rapportent. On peut faire mieux, notamment en ce qui concerne l’utilité de l’argent en tant que ciment social et la confiance que cela suppose. La faute revient pour partie à la rupture du lien entre création de monnaie et valeur réelle, à l’automatisation du domaine bancaire sans contact humain au guichet, à la «disparition de l’argent» en faveur des paiements électroniques. Par ailleurs, il y a eu beaucoup de scandales dans les domaines bancaire et économique. C’est précisément dans le contexte d’une banque sociale que l’on peut aspirer à davantage de transparence, car cela implique de pousser un peu plus loin la réflexion sur le sens et la vocation souhaités de l’argent.

Comment l’argent peut-il servir de ciment social ?
Voilà l’une des grandes questions sur l’avenir de l’argent et sur l’avenir tout court. J’y vois en particulier trois points. Primo, la manière de redéfinir démocratiquement le système monétaire. Inutile de répondre immédiatement à cette question, car elle devrait faire constamment l’objet d’un débat. Il faut en parler avec franchise. J’attends de la part des institutions financières orientées vers des valeurs morales qu’elles donnent ici une impulsion continue et ciblée. Elles sont particulièrement bien placées pour cela, entre autres parce qu’elles évoluent de tout temps entre tradition et expérience. Secundo : je suis plutôt sceptique vis-à-vis des nouvelles monnaies artificielles, puisqu’elles sont des constructions complexes, sans légitimité démocratique. Ne serait- ce qu’en raison des tendances politiques actuelles à la renationalisation, je pense qu’elles ont peu de chances de s’étendre. Pourtant, il est important à mon avis que les instituts financiers sociaux s’impliquent, à partir du bas, dans la discussion portant sur de nouvelles monnaies complémentaires. Après tout, derrière celles-ci se pose cette éternelle question : comment rapprocher de la vie l’argent et la participation à son utilisation? Tertio : parmi les effets positifs que j’espère de l’activité bancaire sociale, il y a le sujet de l’avenir du corps humain à l’ère de la mécanisation «intrusive» et de l’augmentation artificielle des capacités humaines. Les interfaces directes cerveau-machine et cerveau-ordinateur ainsi que les implants de puces pourraient bien devenir un marché à très forte croissance. Toutefois, on parle encore trop peu des conséquences sur l’être humain. L’argent joue un rôle essentiel. Ce n’est pas un hasard si, début octobre 2016, les premières olympiades de cyborgs n’ont pas eu lieu dans la Silicon Valley, mais à Kloten, en Suisse, patrie des banques. On investit aujourd’hui des milliards à ce domaine d’avenir. La question est donc de savoir quels moyens techniques et financiers contribueront, ces prochaines années, à modifier le corps humain et, par là, les gens et leur nature même. Peut-être est-ce la plus grande question que nous devons poser maintenant à l’argent.
Réference bibliographique: Roland Benedikter: Social Banking and Social Finance: Answers to the Economic Crisis, SpringerBriefs in Business, 2011
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