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05.03.2025 par Mathias Morgenthaler

Inviter au lieu de commander

De plus en pus d'entreprise abandonnent les formes d'organisatio purement hiérarchiques. Elles attendent de leur personnel qu'il participe aux réfléxions et décisions. Que se passe-t-il quand les cadres renoncent à leurs privilèges?

Article du thème ARGENT ET SANTÉ
Photo: màd

Il n’y a pas si longtemps, la hiérarchie d’une entreprise se devinait à ses places de stationnement et au volume de ses bureaux. Même sans connaître l’organigramme, des personnes de l’extérieur pouvaient déterminer facilement qui était à la barre. Les gens qui étaient parvenus au sommet cultivaient les symboles de leur statut, mettaient en évidence leur pouvoir. Or, de nos jours, une hiérarchie affirmée est souvent considérée comme ringarde. Les médias évoquent très régulièrement des entreprises qui renoncent aux fonctions dirigeantes et des groupes, cotés en bourse, qui veulent supprimer l’encadrement intermédiaire, faisant de tout le personnel des co-entrepreneuses et co-entrepreneurs. Simple lubie de gestionnaires ou transformation fondamentale de l’organisation du travail ?

L’épanouissement du personnel, objectif inscrit au registre du commerce 
Interrogeons des pionniers de l’abolition de la hiérarchie dans le secteur informatique. D’après Jonathan Möller, « dans de nombreuses organisations, la quête du pouvoir domine. Mais quand les chefs assurent leur position en monopolisant les décisions et en rabaissant les autres, cela ne favorise ni l’épanouissement du personnel ni la satisfaction de la clientèle. » M. Möller a travaillé seulement dans des entreprises qu’il a lui-même créées et dont il a toujours quitté le plus rapidement possible la place de patron. Dans sa huitième entreprise – Foryouandyourcustomers, qui propose des solutions de numérisation –, il a fait inscrire l’épanouissement du personnel au registre du commerce en tant qu’objectif principal de la société. Elle a une structure décentralisée : les employées et employés apportent leurs points forts en toute autonomie dans plusieurs cellules. Chacune réunit 25 employé-e-s au maximum. Le pilotage central est réduit au strict minimum. « Nous avons confiance dans le fait que nos collaboratrices et collaborateurs savent mieux que quiconque ce qu’elles et ils peuvent et aiment faire », complète M. Möller.

L’entreprise informatique Liip a également diminué très tôt le pouvoir des chef-fe-s. Christian Stocker, l’un de ses quatre fondateurs, se souvient qu’après une forte expansion, il a fallu admettre l’impossibilité de procéder à des choix importants « depuis le sommet ». Il y a huit ans, Liip a donc formé de petites équipes de 5 à 15 personnes qui pouvaient pratiquement tout décider elles-mêmes, à l’exception des salaires. Un moment libérateur pour M. Stocker : « J’ai été heureux de pouvoir de nouveau participer à des projets, c’est-à-dire faire ce que j’aime. »

La reconversion, « mise en liberté d’animaux de zoo »
Ces dernières années, des éléments d’auto-organisation ont aussi éclos en dehors de la branche informatique et des jeunes pousses, par exemple chez Swisscom, Migros, Axa, Roche ou Novartis. La suppression d’échelons hiérarchiques et l’appel à l’esprit d’entreprise n’ont pas eu partout les effets positifs escomptés. Souvent, le changement a abouti à l’insécurité. En outre, la perte de privilèges des cadres moyens a parfois suscité une levée de boucliers de leur part.

Pour le personnel, assumer davantage de responsabilités selon la situation et diriger sans pouvoir formel peut se révéler exigeant et fatigant. Le neurobiologiste Gerald Hüther a comparé l’introduction de l’auto-organisation à la « mise en liberté d’animaux de zoo ». Des personnes qui ont très tôt appris à répondre aux attentes et à se soumettre doivent, soudain, prendre courageusement des initiatives et des responsabilités. Cela ne peut être ni dicté ni imposé par un changement d’organigramme.

« Mieux argumenter et convaincre davantage »
Lorsqu’Iris Menn a pris la responsabilité de Greenpeace Suisse en 2018, l’organisation était encore sous le coup d’une série de suppression de postes. L’ancienne direction était perçue comme un obstacle aux décisions et l’ambiance était délétère. Le personnel a donc informé d’emblée sa nouvelle cheffe qu’il voulait désormais participer aux décisions et être mieux impliqué. Mme Menn ne se l’est pas fait dire deux fois. « D’accord pour nous lancer, mais pas en nous contentant d’introduire une structure différente. Nous devons concevoir un modèle d’organisation qui nous soutienne dans notre raison d’être ; nous allons travailler sur notre culture et sur nos processus avant de définir une structure », a-t-elle répondu.

Voilà comment, dans un processus de développement, des services spécifiques sont devenus des équipes de campagne interdisciplinaires. Comment des profils de poste rigides se sont mués en rôles, avec des tâches et pouvoirs décisionnels clairs. « En tant que cheffe, j’allais devoir décider beaucoup moins par moi-même, mais mieux argumenter et convaincre », résume Iris Menn. Cette directrice expérimentée s’en est parfaitement accommodée : « Je suis persuadée que les choix sont meilleurs quand ils sont faits par les personnes qui maîtrisent le sujet », déclare-t-elle. Et d’ajouter que cela implique que les cadres puissent lâcher prise et avoir confiance.

Illustrer les responsabilités est un défi 
Pour les entreprises qui s’éloignent d’une organisation hiérarchique, il peut être difficile d’illustrer les responsabilités. Celles-ci sont rapidement clarifiées quand il existe des départements fixes, des chef·fes d’équipe et une direction. Mais la situation devient largement plus complexe quand les collaboratrices et collaborateurs assument différents rôles et pouvoirs de décision, en fonction de chaque projet. Bastiaan van Rooden, entrepreneur dans l’informatique près de Berne, y remédie depuis quelque temps. Il a fondé Peerdom, sorte de « cartographie de l’organisation d’entreprise » : ce logiciel aide les organisations à représenter leurs rôles, leurs voies de communication et de décision. On peut ainsi créer des organigrammes permettant de s’orienter facilement dans les nouvelles structures. Outre des ONG comme Greenpeace ou Médecins sans frontières, certains services de Roche, Lufthansa et Bayer recourent également à cette application de gestion du changement. « Notre logiciel a l’avantage de s’adapter avec flexibilité à la réalité de chaque entreprise », explique M. van Rooden. Il conseille aux entreprises de ne pas réfléchir aux changements derrière les portes fermées de la direction, puis les imposer « de haut en bas », mais de communiquer en permanence avec les personnes concernées. Cela inspire confiance. Rien de tel pour stimuler la productivité !

Il faut un sens évident 
Frédéric Laloux, ancien consultant chez McKinsey et auteur de l’ouvrage de référence « Reinventing Organizations* », souligne que l’auto-organisation réussira uniquement si l’on trouve dans l’entreprise un sens évident qui guide et motive tout le personnel. La direction doit en outre faire preuve d’humilité : « Dans les organisations fortes, les dirigeant·es rencontrent chaque personne d’égal à égal, écoutent attentivement et lancent des incitations plutôt que de donner des ordres. Tout tient à la façon dont la direction supérieure considère les gens et l’organisation », insiste M. Laloux. Si la tête de l’entreprise prend au sérieux le changement de culture, même de grandes entreprises peuvent devenir très agiles en peu de temps. Ainsi, Décathlon, géant des articles de sport, a fait passer ses niveaux hiérarchiques de douze à quatre et a invité ses 82'000 collaboratrices et collaborateurs à prendre l’initiative. La société a ensuite réussi à ouvrir davantage de nouvelles filiales en quatre ans qu’au cours des quarante années précédentes, où tout avait été planifié et dirigé depuis le siège.

À long terme, on voit que les entreprises dotées d’une hiérarchie classique sont simplement trop lentes et pas assez flexibles pour rester en bonne place dans le monde numérisé. Quand la réflexion et la prise de décision sont réservées à quelques personnes et quand les autres se contentent de suivre les directives, on gaspille un potentiel précieux. Les entreprises seraient toutefois bien inspirées de réfléchir soigneusement à la forme d’organisation qui leur conviendra et à la manière d’impliquer tous les gens concernés dans la transformation. En outre, les formes d’organisation démocratiques exigent, à tous les niveaux, un degré de maturité personnelle et une disposition à la réflexion plus élevés que dans les entreprises strictement hiérarchiques.

*Reinventing organizations. Vers des communautés de travail inspirées, Frédéric Laloux, éd. Diateino, 2024
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